Dans la plupart des pays, les tribunaux jouent un rôle très limité, si tant est qu'ils en jouent un, dans le processus de délimitation. Les États-Unis font exception à cette règle; les tribunaux américains ont dû trancher dans des centaines de cas intentés contre le découpage pour les élections au Congrès et à la législature des États. Les tribunaux canadiens se sont aussi aventurés dans cette arène récemment, bien qu'ils n'aient jusqu'à présent présenté que des opinions quant à la constitutionnalité des limites électorales provinciales et des cartes. Cela pourrait néanmoins changer bientôt. Une première poursuite visant une circonscription électorale fédérale fut intentée au Canada en 1997. La Grande-Bretagne se penche également sur un cas porté devant les tribunaux en matière de délimitation. Mais, jusqu'ici, la contestation a été infructueuse, décourageant peut-être en cela les partis à porter d'autres cas traitant d'équité dans les plans de délimitation devant les tribunaux britanniques.
Grande-Bretagne
En 1982, le Parti travailliste intente un procès contre la Commission britannique de délimitation, contestant le nouveau plan de délimitation de la Commission. Le Parti travailliste soutient que la Commission a donné trop de poids aux « communautés naturelles » et aux limites de comtés, mais n'a pas suffisamment considéré l'égalité de l'électorat. De fait, il y avait de grands écarts de population d'une circonscription à l'autre. L'île de Wight et la banlieue londonienne de Surbiton par exemple ont toutes deux été désignées comme des circonscriptions distinctes alors que la première comptait 95 000 électeurs et la seconde, seulement 48 000.
La cour, cependant, dans sa décision (R. c. la Commission de délimitation britannique (ex parte Foot5) ne voit aucune preuve que la Commission a failli à sa tâche de garantir l'égalité des électeurs. La cour juge que la Commission jouit obligatoirement d'un degré considérable de flexibilité dans l'interprétation des règles de délimitation. De plus, la cour indique qu'elle répugne à s'ingérer dans une sphère qui relève clairement du Parlement. La cour en Grande-Bretagne n'a reçu aucun nouveau cas se rapportant à l'équité d'un découpage depuis cette décision de 1983.
États-Unis
Les tribunaux américains sont entrés dans le fourré politique du découpage en 1962 quand la Cour suprême des États-Unis a déclaré dans Baker c. Carr que les électeurs peuvent contester les plans de découpage. Avant ce moment, les tribunaux avaient refusé de s'impliquer dans le processus de délimitation. Les tribunaux considéraient que la délimitation relevait des instances politiques et qu'il fallait donc s'en remettre aux législatures d'État pour résoudre un conflit.
Depuis la décision rendue dans le cas Baker, les tribunaux sont devenus des intervenants actifs dans le processus de délimitation jusqu'à atteindre un niveau inégalé ailleurs dans le monde. Les tribunaux ont établi plusieurs mesures régissant le processus de délimitation aux États-Unis, notamment sur l'égalité de la population, les droits des minorités, le gerrymandering politique et racial, et sur nombre de dispositions portant sur les règles de découpage d'un État particulier. De plus, on s'en réfère souvent aux tribunaux pour délimiter des circonscriptions lorsqu'il y a incapacité des législatures de s'acquitter de cette tâche de façon à satisfaire aux exigences légales et constitutionnelles.
Les premiers pas de la Cour suprême des États-Unis dans le processus de délimitation se rapporte à la question de l'égalité entre les circonscriptions. Dans la première partie du 20e siècle la population américaine s'est fortement urbanisée. Les politiciens issus des milieux ruraux, craignant de perdre leur pouvoir et leur représentation aux législatures, s'opposent à un redécoupage des circonscriptions ou, au contraire, tracent des limites qui favorisent clairement des minorités rurales. Il en est résulté un découpage inégal des circonscriptions. Bien qu'elle hésitât à se pencher sur cette question, la Cour suprême finit par déterminer, avec le cas Baker, que les larges écarts de population entre circonscriptions violaient le quatorzième amendement de la Constitution américaine.
Dans l'affaire Wesberry c. Sanders (1964), la Cour suprême déclare que la Constitution américaine exige que les circonscriptions pour les élections au Congrès soient aussi égales que possible. Cette norme fut raffinée dans Karcher c. Daggett (1983); dans ce cas, la cour rejette un découpage électoral de l'État du New Jersey pour les élections au Congrès qui avait pourtant un taux de déviation de moins d'un pour cent entre les circonscriptions. Suivant ce cas, à moins que le plan de découpage pour le Congrès ne contienne aussi peu d'écart que possible, on peut exiger qu'un État fasse la preuve que cet écart était nécessaire pour atteindre un objectif légitime. Dans la pratique, cette mesure établit que les États doivent viser pour ainsi dire le même nombre d'électeurs dans chaque circonscription.
L'égalité des circonscriptions en termes de population n'est pas le seul critère que les Américains ont porté devant les tribunaux. La Cour suprême a aussi reconnu aux électeurs le droit de contester les plans de découpage qui diluent le vote minoritaire selon les termes de la loi électorale ou le gerrymandering qui favorise délibérément un parti ou un groupe selon les termes du quatorzième amendement.
Dans l'affaire Davis c. Bandemer (1986), la Cour suprême des États-Unis déclare qu'un plan de découpage qui défavorise injustement un groupe ou un parti politique identifiable peut constituer une violation de la Constitution américaine. La cour reconnut, cependant, la nature hautement partisane du processus de délimitation aux États-Unis et imposa un lourd fardeau de preuve aux électeurs qui portaient ces cas devant les tribunaux. En effet, les électeurs durent prouver que le système électoral ne leur permettait pas d'exercer une influence et qu'ils étaient en quelque sorte bâillonnés par le processus politique. En dépit du nombre de cas portés à la connaissance des instances judiciaires, aucun plan de découpage pour les élections législatives ou du Congrès n'a été invalidé par les tribunaux pour cause de gerrymandering.
Les électeurs qui ont recherché le redressement des plans de découpage qui diluent la force du vote minoritaire ont été les plus fructueux, jusqu'à récemment. La Loi électorale de 1965 voulait prévenir la dilution ou la privation des droits de vote des minorités. La loi fut amendée en 1982 en vue de raffermir la disposition à l'effet que les plans de découpage qui diluent la force du vote minoritaire sont illégaux. Dans Thornburg c. Gingles (1986), on a soumis cet amendement à la Cour suprême. La cour établit qu'une requête portant sur la loi électorale en cette matière doit répondre à trois facteurs :
- le groupe minoritaire doit être assez important et assez compact géographiquement pour constituer une majorité dans une circonscription uninominale;
- le groupe minoritaire doit appuyer de manière cohésive certains candidats;
- le vote groupé des électeurs blancs doit pouvoir défaire les candidats favoris du groupe minoritaire.
La décision rendue dans l'affaire Gingles a établi une norme claire et objective qui a contribué à encourager les groupes minoritaires à entamer des poursuites contre les plans de découpage jugés discriminatoires. Si les cas soumis par les groupes minoritaires pouvaient répondre aux trois facteurs Gingles, les tribunaux ordonnaient un redécoupage. C'est ainsi qu'une augmentation notable de circonscriptions à « minorité majoritaire », et d'élus représentant des minorités fut enregistrée. Ces victoires pour la représentation des minorités ont toutefois été menacées récemment.
Dans une série de cas commençant avec l'affaire Shaw c. Reno en 1993, la Cour suprême des États-Unis déclare que les électeurs peuvent contester un découpage qui produirait une circonscription à « minorité majoritaire » sur la base de la race. Si des électeurs arrivent à prouver que la race fut le facteur prévalant lors de la délimitation d'une circonscription, l'État doit démontrer que la circonscription en cause a été « adaptée spécialement afin de servir les intérêts indispensables de l'État ». Il a été pratiquement impossible pour les États de satisfaire à cette norme. L'affaire Shaw et les cas suivants ont eu pour effet de mettre en péril les nombreuses circonscriptions à majorité noire et hispanique établies d'après le recensement de 1990 et la création de telles circonscriptions dans l'avenir. Pour une étude plus détaillée du rôle que jouent les tribunaux américains dans la création des circonscriptions à « minorité majoritaire », voir États-Unis : Minorités ethniques et circonscr.
En une seule génération, les tribunaux américains sont passés du refus d'exercer une juridiction dans les conflits de délimitation à une participation en tant qu'acteur clé dans le processus de délimitation. Aujourd'hui aux États-Unis, il n'est pas du tout inhabituel qu'un plan de découpage soit non seulement soumis à la cour, mais tracé par la cour.
Canada
Le rôle que les tribunaux canadiens ont joué dans le processus de délimitation est minime comparativement à celui que les tribunaux américains ont joué.6 En fait, ce n'est que récemment que les électeurs canadiens ont pu demander aux tribunaux de se pencher sur l'équité d'un plan de découpage. Avant l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, ceux qui s'opposaient à un plan de découpage n'avaient aucun recours devant les tribunaux. La Charte constitue le premier mécanisme constitutionnel pour contester le découpage électoral et la législation par laquelle les commissions électorales s'acquittent de leur mandat.
L'affaire Dixon c. Attorney General de la Colombie-Britannique est le premier cas où les tribunaux sont appelés à se pencher sur l'équité en matière de délimitation électorale. Dans l'affaire Dixon, jugée en 1989, on contestait la carte électorale de la Colombie-Britannique. La Cour suprême de la Colombie-Britannique conclut que les circonscriptions électorales de la province, qui variaient de 5 511 à 68 347 électeurs, violaient le droit de vote tel que garanti par l'article 3 de la Charte des droits et libertés. La province avait eu recours à un système de quota complexe plutôt qu'à une règle de variance telle que la règle de 25 % ayant été utilisée pour délimiter les circonscriptions fédérales. La Cour suprême de la Colombie-Britannique décréta que l'égalité de l'électorat qui garantit un poids égal au vote de tous les électeurs est le facteur prédominant qui doit gouverner la délimitation. Elle déclara qu'un nouvel ensemble de circonscriptions plus équitables en termes de population devaient être créées.
Deux ans plus tard, on conteste à nouveau une carte électorale provinciale, cette fois en Saskatchewan. La cour d'appel de la Saskatchewan conclut que les limites électorales étaient inconstitutionnelles. D'après la cour, la notion de « une personne, un vote » reflète un idéal que l'on doit considérer le moment venu d'évaluer des plans de délimitation. Elle s'opposait ainsi aux circonscriptions qui comptaient entre 6 309 et 12 567 électeurs et à la disposition législative en matière de délimitation entre les circonscriptions urbaines et les circonscriptions rurales. L'arrêt fut renversé par la Cour suprême du Canada dans le renvoi Provincial Electoral Boundaries, Saskatchewan (1991), connu comme l'arrêt Carter.
Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada rétablit le plan de délimitation de la Saskatchewan et déclara que l'objectif du droit de vote enchâssé dans l'article 3 de la Charte n'est pas tant l'égalité du vote comme tel, mais plutôt le droit à une représentation efficace. En rejetant la notion d'égalité de l'électorat au sens strict, la Cour indiquait qu'une représentation efficace pouvait résulter d'une égalité relative de l'électorat à être modifiée, si nécessaire, lorsque d'autres facteurs entrent en ligne de compte. Selon la Cour, le facteur géographique, l'historique et les intérêts de la communauté, et la représentation des minorités doivent aussi entrer en ligne de compte dans le découpage des circonscriptions afin de garantir le respect de la diversité sociale au sein des assemblées législatives.
On a eu recours aux tribunaux pour juger de la constitutionnalité des cartes électorales provinciales ou pour se prononcer sur la législation qui établit le mandat des commissions électorales dans deux autres provinces, l'Alberta et l'Île-du-Prince-Édouard. En 1991, la Cour d'appel de l'Alberta confirma la législation en matière de découpage électoral qui comprenait une règle de variance de 25 % et une règle d'exception pour les régions peu peuplées. Dans un autre jugement, en 1994, la Cour d'appel de l'Alberta maintint une carte électorale produite par un comité de la législature qui avait entrepris ce travail de manière autonome sans égard aux règles de réajustement.
Plus récemment, la carte électorale de la province de l'Île-du-Prince-Édouard qui a remplacé une carte jugée inconstitutionnelle fut confirmée en 1996. La carte originale, qui n'avait à peu près pas changé en 100 ans et qui faisait ainsi état de larges écarts de population d'une circonscription à l'autre, fut contestée dans l'affaire Mackinnon c. Prince Edward Island en 1993. La nouvelle carte fut elle aussi contestée pour motif de sur-représentation des régions rurales et d'inadéquation aux limites municipales de villes comme Charlottetown. La Cour suprême de la province maintint toutefois la carte dans City of Charlottetown et al. c. Prince Edward Island et al. (1996).
Le seul sujet sur lequel ont porté les jugements des tribunaux canadiens jusqu'à présent concerne l'égalité de l'électorat. En ce sens les tribunaux canadiens ont clairement opté pour une voie différente des tribunaux américains qui continuent à adhérer à l'égalité de l'électorat. Dans quelle mesure les tribunaux canadiens vont échapper à la profusion de procès en matière de découpage qui a frappé les tribunaux américains reste cependant à voir. Le faible achalandage des tribunaux en matière de découpage électoral s'explique peut-être par la jeunesse relative de la Charte canadienne des droits et libertés.
Cette pénurie de cas peut également s'expliquer par le fait que la Cour suprême du Canada accepte des écarts de population pouvant aller jusqu'à 25 %, et des écarts supérieurs dans des circonstances exceptionnelles. Ceci donne beaucoup de latitude aux commissions électorales indépendantes, limitant en retour les contestations judiciaires.7
Conclusion
Les contestations judiciaires des cartes électorales sont rares, si tant est qu'elles existent. Ou bien il n'existe aucun droit d'appel contre un plan de découpage auprès des tribunaux, ou alors les motifs admissibles de contestation sont peu nombreux. Ce ne sont que les tribunaux américains qui semblent jouer un rôle majeur dans le processus de délimitation. Toutefois, aux États-Unis, le découpage électoral s'avère un processus partisan avec une participation publique des plus limitées. Aussi, la seule façon de contester un plan de découpage de la part des électeurs, c'est d'avoir recours aux tribunaux. Aux États-Unis, les tribunaux, du moins en théorie, jouent un rôle de chien de garde contre les découpages notoirement injustes.