Il semble que dans la
plupart des pays, les tribunaux ne jouent aucun rôle dans le processus de
délimitation. En fait, dans certains pays comme le Pakistan et la Tanzanie, on
a prévu des remparts pour empêcher que les tribunaux interviennent dans le
processus de délimitation. D'autres pays accordent une certaine place aux
tribunaux dans le processus de délimitation, bien que dans certains cas, leur
rôle soit très limité. Parmi les pays où les tribunaux jouent un rôle dans le
processus de délimitation, mentionnons l'Australie, le Canada, la République
tchèque, les Fidji, la France, l'Indonésie, l'Irlande, le Japon, la Lituanie,
le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Nigéria, l'Ouganda, le Royaume-Uni et les
États-Unis.
Les propositions de
délimitation peuvent être contestées, et l'ont effectivement été jusqu'à un
certain point, devant les tribunaux du Nigéria, de l'Ouganda et d'autres pays
africains anglophones. Aux Fidji, la révision judiciaire est permise, mais
personne n'a encore contesté une proposition de carte électorale. La seule
contestation judiciaire déposée contre une proposition de délimitation à ce
jour au Royaume-Uni s'est soldée par un échec, ce qui semble avoir découragé
d'éventuelles procédures judiciaires fondées sur la question d'impartialité
d'une proposition ou du processus de délimitation dans ce pays. Ce n'est que
récemment que les tribunaux canadiens se sont lancés dans l'étude des lois
portant sur la délimitation; la première contestation contre une proposition de
carte électorale fédérale a été déposée en 1987. En mai 2004, la Cour fédérale
du Canada a rendu sa décision dans l'affaire Raîche c. Canada (procureur
général) au sujet d'une partie de la limite électorale située entre les
circonscriptions de Miramichi et d’Acadie-Bathurst. La Cour a statué qu'en
transférant certaines parties de paroisses de la circonscription
d'Acadie-Bathurst à celle de Miramichi, la Commission de délimitation des
circonscriptions électorales fédérales pour le Nouveau-Brunswick a erré dans son
application des règles régissant la préparation de ses recommandations,
c'est-à-dire, les règles qui encadrent la protection des langues minoritaires
dans le cadre de la Loi sur les langues officielles.
Les États-Unis font
exception à cette règle; les tribunaux américains ont dû trancher dans des
centaines de cas de poursuites intentés contre le découpage pour les élections
au Congrès et à la législature des États.
Grande-Bretagne
En 1982, le Parti
travailliste a intenté un procès contre la Commission britannique de
délimitation, contestant ainsi la nouvelle proposition de délimitation de la
Commission. Le Parti travailliste soutient que la Commission a donné trop de
poids aux « communautés naturelles » et aux limites de comtés, mais
n'a pas suffisamment considéré l'égalité de l'électorat. De fait, il y avait de
grands écarts de population d'une circonscription à l'autre. L'île de Wight et
la banlieue londonienne de Surbiton, par exemple, ont toutes deux été désignées
comme des circonscriptions distinctes alors que la première comptait
95 000 électeurs et la seconde, seulement 48 000.
La cour, cependant,
dans sa décision R. c. la Commission de délimitation anglaise (ex parte Foot[1]), a affirmé qu’elle
ne possédait aucune preuve selon laquelle la Commission aurait failli à sa
tâche de garantir l'égalité des électeurs. La cour a jugé que la Commission
jouit obligatoirement d'un degré considérable de flexibilité dans l'interprétation
des règles de délimitation. De plus, la cour a indiqué qu'elle répugne à
s'ingérer dans une sphère qui relève clairement du Parlement. À ce jour, la
cour en Grande-Bretagne n'a reçu aucun nouveau cas se rapportant à l'équité
d'un découpage.
États-Unis
Les tribunaux
américains sont entrés dans l’arène politique du découpage en 1962 quand la
Cour suprême des États-Unis a déclaré dans Baker c. Carr que les électeurs
pouvaient contester les plans de découpage. Avant ce moment, les tribunaux
avaient refusé de se mêler du processus de délimitation. Les tribunaux
considéraient que la délimitation relevait des instances politiques et qu'il
fallait donc s'en remettre aux législatures d'État pour résoudre un conflit.
Depuis la décision
rendue dans le cas Baker, les tribunaux sont devenus des intervenants
actifs dans le processus de délimitation jusqu'à atteindre un niveau inégalé
ailleurs dans le monde. Les tribunaux ont instauré plusieurs mesures régissant
le processus de délimitation aux États-Unis, notamment sur l'égalité de la
population, les droits des minorités, le gerrymandering politique et racial, et
sur nombre de dispositions portant sur les règles de découpage d'un État
particulier. De plus, on s'en réfère souvent aux tribunaux pour délimiter des
circonscriptions lorsqu'il y a incapacité des législatures de s'acquitter de
cette tâche de façon à satisfaire aux exigences légales et constitutionnelles.
Les premiers pas de
la Cour suprême des États-Unis dans le processus de délimitation se rapportent
à la question de l'égalité entre les circonscriptions. Dans la première partie
du 20e siècle, la population américaine s'est fortement urbanisée.
Les politiciens issus des milieux ruraux, craignant de perdre leur pouvoir et
leur représentation aux législatures, se sont opposés à un redécoupage des
circonscriptions ou, au contraire, ont tracé des limites qui favorisaient
clairement des minorités rurales. Il en est résulté un découpage inégal des
circonscriptions. Bien qu'elle ait hésité à se pencher sur cette question, la
Cour suprême a fini par déterminer, avec le cas Baker, que les larges écarts de
population entre circonscriptions violaient le quatorzième amendement de la
Constitution américaine.
Dans l'affaire Wesberry
c. Sanders (1964), la Cour suprême a déclaré que la Constitution américaine
exige que les circonscriptions pour les élections au Congrès soient aussi
égales que possible. Cette norme a été raffinée dans Karcher c. Daggett
(1983); dans ce cas, la cour rejette un découpage électoral de l'État du
New Jersey pour les élections au Congrès, découpage qui avait pourtant un taux
de déviation de moins d'un pour cent entre les circonscriptions. Suivant ce
cas, à moins que le plan de découpage pour le Congrès ne contienne aussi peu
d'écart que possible, on peut exiger qu'un État fasse la preuve que cet écart
était nécessaire pour atteindre un objectif légitime. Dans la pratique, cette
mesure établit que les États doivent viser pour ainsi dire le même nombre
d'électeurs dans chaque circonscription.
L'égalité des circonscriptions
en termes de population n'est pas le seul critère que les Américains ont porté
devant les tribunaux. La Cour suprême a aussi reconnu aux électeurs le droit de
contester les plans de découpage qui diluent le vote minoritaire selon les termes
de la loi électorale ou le « gerrymandering » (manipulation des
limites électorales à des fins partisanes) qui favorise délibérément un
parti ou un groupe selon les termes du quatorzième amendement.
Dans l'affaire Davis
c. Bandemer (1986), la Cour suprême des États-Unis a déclaré qu'une
proposition de découpage qui défavorise injustement un groupe ou un parti
politique identifiable peut constituer une violation de la Constitution
américaine. La cour a cependant reconnu la nature hautement partisane du processus
de délimitation aux États-Unis et a imposé le lourd fardeau de la preuve aux
électeurs qui portaient ces cas devant les tribunaux. En effet, les électeurs
devaient prouver que le système électoral ne leur permettait pas d'exercer une
influence et qu'ils étaient en quelque sorte bâillonnés par le processus
politique. En dépit du nombre de cas portés à la connaissance des instances
judiciaires, aucun plan de découpage pour les élections législatives ou du
Congrès n'a été invalidé par les tribunaux pour cause de gerrymandering.
Les électeurs qui ont
recherché la modification des propositions de découpage qui diluent la force du
vote minoritaire ont été les plus fructueux, jusqu'à récemment. La Loi
électorale de 1965 voulait prévenir la dilution ou la privation des droits de
vote des minorités. La loi fut modifiée en 1982 en vue de raffermir la
disposition voulant que les plans de découpage qui diluent la force du vote
minoritaire soient illégaux. Dans Thornburg c. Gingles (1986), on a soumis cet
amendement à la Cour suprême. La cour a établi qu'une requête portant sur la
loi électorale en cette matière doit s’appuyer sur les trois facteurs
suivants :
- le groupe minoritaire doit être assez
important et assez compact géographiquement pour constituer une majorité
dans une circonscription uninominale;
- le groupe minoritaire doit appuyer de manière
cohésive certains candidats;
- le vote groupé des électeurs blancs doit
pouvoir défaire les candidats favoris du groupe minoritaire.
La décision rendue
dans l'affaire Gingles a établi une norme claire et objective qui a
contribué à permettre aux groupes minoritaires d’entamer des poursuites contre
les plans de découpage jugés discriminatoires. Si les cas soumis par les
groupes minoritaires pouvaient répondre aux trois facteurs Gingles, les
tribunaux ordonnaient un redécoupage. C'est ainsi qu'une augmentation notable
de circonscriptions à « minorité majoritaire », et d'élus
représentant des minorités fut enregistrée. Ces victoires pour la
représentation des minorités ont toutefois été menacées récemment.
Dans une série de cas
commençant par l'affaire Shaw c. Reno en 1993, la Cour suprême des
États-Unis a déclaré que les électeurs peuvent contester un découpage qui
produirait une circonscription à « minorité majoritaire » sur la base
de l’ethnie. Si des électeurs arrivent à prouver que l’ethnie a été le facteur
prévalant lors de la délimitation d'une circonscription, l'État doit démontrer
que la circonscription en cause a été « adaptée spécialement afin de
servir les intérêts indispensables de l'État ». Il a été pratiquement
impossible pour les États de satisfaire à cette norme. L'affaire Shaw et les
cas suivants ont eu pour effet de mettre en péril les nombreuses
circonscriptions à majorité noire et hispanique établies d'après le recensement
de 1990 et la création de telles circonscriptions dans l'avenir. Pour une étude
plus détaillée du rôle que jouent les tribunaux américains dans la création des
circonscriptions à « minorité majoritaire », voir États-Unis : Minorités
ethniques et circonscriptions.
En une seule
génération, les tribunaux américains sont passés du refus d'exercer une
juridiction dans les conflits de délimitation à une participation en tant
qu'acteur clé dans le processus de délimitation. Aujourd'hui aux États-Unis, il
n'est pas du tout inhabituel qu'une proposition de découpage soit non seulement
soumise à la cour, mais même élaborée par la cour.
Le fait que la
proposition soit élaborée par la cour ne signifie pas qu'elle ne sera pas
contestée. La Cour suprême des États-Unis a rejeté les cartes électorales
élaborées par une cour fédérale du Texas en 2012. La Cour suprême a déclaré que
« les cours de district devraient s'inspirer de la carte électorale que
l'État a récemment mise en oeuvre afin d'élaborer une carte intérimaire »
(en portant attention à toutes les parties qui pourraient violer la
Constitution et la Loi sur le droit de vote).
Canada
Le rôle que les
tribunaux canadiens ont joué dans le processus de délimitation est minime
comparativement à celui que les tribunaux américains ont joué[2]. En fait, ce n'est
que récemment que les électeurs canadiens ont pu demander aux tribunaux de se
pencher sur l'équité d'une proposition de délimitation. Avant l'adoption de la
Charte canadienne des droits et libertés en 1982, ceux qui s'opposaient à une
proposition de découpage n'avaient aucun recours devant les tribunaux. La Charte
constitue le premier mécanisme constitutionnel pour contester le découpage
électoral et la législation par laquelle les commissions électorales
s'acquittent de leur mandat.
L'affaire Dixon c.
Procureur général de la Colombie-Britannique est le premier cas où les
tribunaux ont été appelés à se pencher sur l'équité en matière de délimitation
électorale. Dans l'affaire Dixon, jugée en 1989, on contestait la carte
électorale de la Colombie-Britannique. La Cour suprême de la
Colombie-Britannique conclut que les circonscriptions électorales de la
province, qui variaient de 5 511 à 68 347 électeurs, violaient le droit de
vote tel que garanti par l'article 3 de la Charte des droits et libertés.
La province avait eu recours à un système de quota complexe plutôt qu'à une
limite de tolérance telle que la règle de 25 % ayant été utilisée pour
délimiter les circonscriptions fédérales. La Cour suprême de la
Colombie-Britannique a décrété que « l'égalité de l'électorat qui garantit
un poids égal au vote de tous les électeurs est le facteur prédominant qui doit
gouverner la délimitation ». Elle déclara qu'un nouvel ensemble de
circonscriptions plus équitables sur le plan de la population devait être
établi.
Deux ans plus tard,
on a de nouveau contesté une carte électorale provinciale, cette fois en
Saskatchewan. La cour d'appel conclut que les limites électorales étaient
inconstitutionnelles. D'après la cour, la notion « une personne, un
vote » reflète un idéal que l'on doit considérer le moment venu d'évaluer des
propositions de délimitation. Elle s'opposait ainsi aux circonscriptions qui
comptaient entre 6 309 et 12 567 électeurs et à la disposition législative
en matière de délimitation entre les circonscriptions urbaines et les
circonscriptions rurales. L'arrêt fut renversé par la Cour suprême du Canada
dans le renvoi Provincial Electoral Boundaries, Saskatchewan (1991),
arrêt connu sous le nom Carter.
Dans l'arrêt Carter,
la Cour suprême du Canada a rétabli la proposition de délimitation de la
Saskatchewan et a déclaré que « l'objectif du droit de vote enchâssé dans
l'article 3 de la Charte n'est pas tant l'égalité du vote comme tel, mais
plutôt le droit à une représentation effective ». En rejetant la notion
d'égalité de l'électorat au sens strict, la Cour indiquait qu'une
représentation effective pouvait être atteinte par une « égalité relative
de l'électorat » pouvant être modifiée, si nécessaire, lorsque d'autres
facteurs entrent en ligne de compte. Selon la Cour, les facteurs géographiques
et historiques, les intérêts de la communauté et la représentation des
minorités doivent aussi entrer en ligne de compte dans le découpage des
circonscriptions « afin de garantir le respect de la diversité sociale au
sein des assemblées législatives ».
On a également eu
recours aux tribunaux pour juger de la constitutionnalité des cartes
électorales provinciales ou pour se prononcer sur la législation qui établit le
mandat des commissions électorales dans d'autres provinces. Par exemple, en
1991, la Cour d'appel de l'Alberta a confirmé la législation en matière de
découpage électoral qui comprenait une règle de variance de 25 % et une
règle d'exception pour les régions peu peuplées. Dans un autre jugement, en
1994, la Cour d'appel de l'Alberta a maintenu une carte électorale produite par
un comité de la législature qui avait entrepris ce travail de manière autonome
sans égard aux règles de réajustement.
La carte électorale
de la province de l'Île-du-Prince-Édouard, qui a remplacé une carte jugée
inconstitutionnelle, a été confirmée en 1996. La carte originale, qui n'avait à
peu près pas changé en 100 ans et qui faisait ainsi état de larges écarts de
population d'une circonscription à l'autre, a été contestée dans l'affaire Mackinnon
c. Île-du-Prince-Édouard en 1993. La nouvelle carte, bien qu'elle ne
contenait pas d'écarts de population de plus de 25 %, a elle aussi été
contestée pour motif de surreprésentation des régions rurales et d'inadéquation
aux limites municipales de villes comme Charlottetown. La Cour suprême de la
province a toutefois maintenu la carte dans City of Charlottetown et coll.
c. Île-du-Prince-Édouard et coll. (1996).
En plus de la
question de l'égalité des électeurs, en 2004, la cour s'est prononcée sur
l'application des règles régissant l'élaboration des recommandations des
commissions sous l'angle des règles encadrant la protection des langues
minoritaires (Raîche c. Canada (procureur général)). Les tribunaux canadiens
ont clairement opté pour une voie différente des tribunaux américains qui
continuent à adhérer à l'égalité de l'électorat. Dans quelle mesure les
tribunaux canadiens vont échapper au déluge de procès en matière de découpage
qui a frappé les tribunaux américains, cela reste à voir. Le faible achalandage
des tribunaux en matière de découpage électoral s'explique peut-être par la
jeunesse relative de la Charte canadienne des droits et libertés.
Cette pénurie de cas
peut également s'expliquer par le fait que la Cour suprême du Canada accepte
des écarts de population pouvant aller jusqu'à 25 %, et des écarts
supérieurs dans des circonstances exceptionnelles. Ceci donne beaucoup de
latitude aux commissions électorales indépendantes, limitant en retour les
contestations judiciaires.[3]
Conclusion
Les contestations
judiciaires des cartes électorales sont rares, si tant est qu'elles existent.
Ou bien il n'existe aucun droit d'appel contre un plan de découpage auprès des
tribunaux, ou alors les motifs admissibles de contestation sont peu nombreux.
Ce ne sont que les tribunaux américains qui semblent jouer un rôle majeur dans
le processus de délimitation. Toutefois, aux États-Unis, le découpage électoral
s'avère un processus partisan avec une participation publique des plus
limitées. Aussi, la seule façon de contester un plan de découpage de la part
des électeurs est d'avoir recours aux tribunaux. Aux États-Unis, les tribunaux,
du moins en théorie, jouent un rôle de chien de garde contre les découpages
notoirement injustes.
Notes :
[1] Le segment
concernant R. c. la Commission de délimitation anglaise (ex parte Foo repose
sur un article de Robert Waller intitulé « The 1983 Boundary Commission:
Policies and Effects ", Electoral Studies 2, no. 3 (1983): 195-206. [2] Le segment
concernant le rôle des tribunaux dans les redécoupages au Canada s'appuie
largement sur un article rédigé par Jennifer Smith intitulé « Drawing
Electoral Boundaries in Canada: Current Representation Dilemmas. » Cet
article a été présenté lors d'un congrès tenu par le National Center for
Geographic Information and Analysis à Buffalo, New York, du 24 au 26 octobre
1997. [3] Cette
observation a été offerte par John Courtney, un spécialiste universitaire
canadien qui possède une expérience et une connaissance considérable du
processus de redistribution au Canada.