Cette étude de cas examine le point d’intersection de la question de l’admission au suffrage, incluant le droit qu’un vote soit compté, et de la question de la protection de l’intégrité du processus électoral, de l’interprétation judiciaire du cadre juridique électoral et de l’administration électorale, le tout dans le contexte d’une démocratie établie.
La 41e élection générale du Canada a eu lieu le 2 mai 2011. Lors de cette élection, le candidat vainqueur dans la circonscription électorale d’Etobicoke-Centre a remporté les élections par une majorité de 26 votes, selon un système majoritaire uninominal à un tour. Le candidat arrivé deuxième a soumis une demande d’annulation de l’élection en vertu de l’Article 524(1)(b) de la Loi électorale du Canada (LEC) en invoquant des « irrégularités » ayant « influé sur le résultat » de l’élection. L’affaire a été entendue par la Cour supérieure de justice de l’Ontario, laquelle a répondu favorablement à la demande. Soixante-dix-neuf votes ont finalement été rejetés, soit plus de votes que la majorité. Plusieurs actions en justice ont alors été amenées devant la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’affaire Opitz c. Wrzesnewskyj, notamment un appel de la décision de la Cour de l’Ontario interjeté par le candidat initialement vainqueur, un appel incident interjeté par le candidat initialement en deuxième place et une requête du directeur général des élections afin de présenter de nouvelles preuves. En fin de compte, l’appel incident comme la requête pour de nouvelles preuves ont été rejetés. C’est donc l’appel de la décision de la Cour de l’Ontario qui sera examiné en détail dans cette étude de cas. La CSC a rendu sa décision le 25 octobre 2012. La voici : Le candidat initialement vainqueur a ensuite déposé une demande à la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’affaire Opitz c. Wrzesnewskyj pour en appeler de la décision de la Cour de l’Ontario. Le candidat initialement en deuxième place s’est aussi pourvu incidemment en appel. En fin de compte, l’appel incident a été rejeté. C’est donc de l’appel de la décision de la Cour de l’Ontario qui sera examiné en détail dans cette étude de cas. La CSC a rendu sa décision le 25 octobre 2012. La raison justifiant les changements est : (i) la requête visant à présenter de nouvelles preuves ne constituait pas une « demande » de la même envergure que l’appel et que l’appel incident et, en réalité, la majorité de la Cour a simplement décidé de ne pas se prononcer sur la requête, plutôt que de la rejeter.
Pour déterminer si une élection doit être annulée, la CSC a accepté le « critère du nombre magique » voulant qu’une élection devrait être annulée si le nombre de votes nuls est égal ou supérieur à la majorité du candidat vainqueur; bien que la Cour ait reconnu qu’une autre méthode plus raisonnable puisse être adoptée dans le futur.[i] Au cœur de l’appel se trouvait l’interprétation de ce que constituent des « irrégularités [...] ayant influé sur le résultat de l’élection. » Malheureusement, la LEC ne définit pas le terme « irrégularités » dans ce contexte. Néanmoins, la CSC, dans une décision à 4 contre 3, a accepté l’appel et, par conséquent, le candidat qui avait obtenu initialement la majorité des votes à la suite de l’élection a vu sa victoire confirmée. Ce qui rend cette décision si instructive et si fascinante est le débat entourant les opinions majoritaires et dissidentes puisqu’elles adoptent des points de vue très différents l’un de l’autre à propos de ce qui constitue une « irrégularité [...] ayant influé sur le résultat » d’une élection. Ce débat touche directement le cœur des pratiques démocratiques.
Essentiellement, l’appel se fondait sur un certain nombre d’erreurs commises par des membres du personnel de scrutin dans les bureaux de vote. Aucune allégation de fraude ni d’autres agissements répréhensibles n’a été faite dans cette affaire. Est-ce que les votes déposés dans les urnes devraient être rejetés parce que la procédure n’a pas été suivie correctement par le personnel? Quels sont les critères pour prendre cette décision? En se référant aux décisions antérieures de tribunaux inférieurs, dans les faits, la décision majoritaire établissait la distinction suivante:
En vertu de l’approche procédurale appliquée de manière stricte, un vote est nul si un fonctionnaire électoral omet de respecter l’une des procédures visant à établir le droit de vote. Selon l’approche pratique, l’omission d’un fonctionnaire électoral de respecter une garantie procédurale n’est pas déterminante. Seuls les votes effectués par des personnes qui ne disposent pas du droit de vote sont nuls. L’approche pratique devrait être adoptée étant donné qu’elle respecte le droit de vote sous-jacent de la Charte, pas simplement les procédures employées pour faciliter la concrétisation de ce droit.[ii]
Comme l’on peut s’y attendre dans le cas d’une décision de la CSC, autant les arguments majoritaires que dissidents sont précis et sont valables. Il semble que chaque argument, à sa propre manière, cherche à établir un équilibre entre, d’un côté, l’admission au suffrage et, de l’autre, la nécessité de protéger le processus de vote.
Du côté majoritaire, la CSC a établi deux critères qui demandent à un requérant de démontrer d’abord qu’une violation d’une disposition législative visant à établir le droit de vote d’un électeur a eu lieu et ensuite que la personne qui a voté n’avait pas véritablement le droit de vote[iii] (c’est-à-dire avoir au moins 18 ans, être citoyen canadien et résider dans la circonscription électorale). S’ils sont tous deux satisfaits, ces critères établiraient une « irrégularité » ayant « influé sur le résultat » de l’élection. Cela reflète l’approche « pratique » préconisée par la majorité.
Du côté dissident, comme présenté par le juge en chef, l’argument avancé est que le « droit » de vote était beaucoup plus large que ce que suggérait la majorité et était en fait composé de trois conditions: la satisfaction des critères (être un citoyen canadien âgé d’au moins 18 ans), l’inscription (généralement, soit en étant inscrit sur la liste électorale ou en remplissant un certificat d’inscription) et l’identification (s’identifier correctement au bureau de vote, soit en présentant des pièces d’identification acceptées, soit en faisant une déclaration sous serment et en étant accompagné d’un autre électeur agissant à titre de répondant).[iv] Les exigences d’inscription et d’identification étaient considérées comme des mécanismes de protection fondamentaux de l'intégrité du système électoral.[v]
Le point de vue majoritaire se base sur la conception qu’une élection ne devrait pas être rejetée à la légère; il s’agit d’une opinion qui trouve écho dans les normes électorales internationales. La majorité a également commencé son analyse avec l’Article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés selon lequel « [t]out citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. »[vi] L’un des objectifs fondamentaux de la LEC est donc de donner effet au suffrage universel. Toutefois, « [f]avoriser la participation au scrutin constitue l’une des pierres angulaires de la Loi, mais il ne s’agit pas d’un objet isolé. La Loi a aussi pour objet principal de préserver l’intégrité du processus démocratique. » [vii]
Néanmoins, on ne devrait pas permettre facilement que des erreurs administratives fassent rejeter ou minent le droit fondamental au vote; « [s]i les élections peuvent être facilement annulées sur la base d’erreurs administratives, la confiance du public dans le caractère définitif et la légitimité des résultats électoraux s’en trouvera affaiblie. »[viii] Et des erreurs, il y en aura. La majorité a reconnu que, par définition, les effectifs lors d’une élection sont nombreux et d’expérience limitée, ce qui s’explique tout simplement par la nature de l’évènement; il est donc inévitable que des erreurs surviennent. Cela ne signifie pas que les procédures ne doivent pas être suivies; elles jouent évidemment un rôle important pour protéger l’intégrité du processus et les autorités électorales devraient mettre tout en œuvre pour qu’elles soient respectées. Bien que « les mesures de contrôle procédurales établies par la Loi soient importantes, [elles] ne doivent pas être considérées comme des fins en soi »[ix] Ce qu’il faut retenir de cela est que le droit de vote établi par la Charte des droits et libertés prime. La majorité ne pouvait priver du droit de vote chaque électeur qui a voté en raison du rejet d’un petit nombre de votes là où des erreurs procédurales ont eu lieu. En outre, si des erreurs procédurales peuvent justifier l’annulation d’une élection, la majorité craignait que le rejet à la légère des élections puisse augmenter la « marge de contestation », c’est-à-dire cet intervalle formé des résultats électoraux suffisamment serrés pour entraîner des poursuites judiciaires après l’élection[x] et qui pourrait même mener jusqu’à la possibilité que les candidats perdants utilisent cette procédure pour trouver des erreurs techniques ou administratives dans le but de profiter d’une deuxième chance.[xi] À moins qu’un requérant puisse établir qu’une violation de la procédure a été commise et qu’un vote a été effectué par une personne qui n’avait pas le droit de vote, le vote sera compté.
La partie dissidente a défini d’autres objectifs fondamentaux de la LEC et n’était pas de l’avis que le « droit de vote » de l’électeur possédait une définition aussi étroite. Selon la partie dissidente, « [l]a Loi a pour objet prépondérant d’assurer la légitimité démocratique des élections fédérales au Canada [...] Un deuxième objectif, complémentaire, consiste à garantir que les personnes qui n’ont pas qualité d’électeur ne votent pas [...] Un troisième objectif est de favoriser l’efficacité et la certitude du processus électoral. »[xii] En tant qu’exigences du « droit » de vote, la LEC stipule que l’inscription et l’identification sont justifiées par une bonne raison, à savoir qu’« elles sont des mesures de contrôle fondamentales pour l’intégrité du système électoral. »[xiii] La partie dissidente a soutenu que la confiance du public dans le système électoral souffrirait de l’inexistence de ces mesures. Pour toutes ces raisons, la partie dissidente en a conclu « qu’il faut interpréter le terme “irrégularité”, à l’al. 524(1)b), comme s’entendant du non-respect des exigences de la Loi, sauf s’il s’agit d’un manquement de pure forme ou insignifiant. »[xiv] Ce ne sont pas toutes les erreurs procédurales qui provoqueraient le rejet des votes; le non-respect « de pure forme ou insignifiant » ne serait pas considéré comme une irrégularité. Selon la minorité, le fardeau repose sur le requérant qui doit prouver les « irrégularités » et le fait que ces « irrégularités » ont influé sur le résultat de l’élection de manière assez importante pour justifier l’annulation de l’élection.
Cela étant, selon le point de vue, soit cette décision de la CSC réaffirme la primauté du droit fondamental au suffrage universel, soit elle amène le système sur une pente glissante où son intégrité peut être mise à mal. Dans les jours qui ont suivi la décision, la presse a fait état des deux points de vue. Cependant, d’un point de vue ou de l’autre, cette décision comporte un certain nombre d’éléments instructifs en ce qui a trait au cadre juridique électoral.
D’abord, il est important de noter que le système a permis une étude accélérée de la demande d’annulation de l’élection jusqu’à la plus haute cour du pays. Deuxièmement, bien qu’il existe des opinions différentes sur le fond de la décision, il existe une solide acceptation de l’indépendance de la CSC lorsqu’elle s’occupe d’une question aussi partisane que l’élection d’un député à la Chambre des communes. Les opinions informées et fondées, quoique très opposées, de la Cour peuvent aussi être le point de départ d’un débat fructueux au sujet de ce que la loi devrait exiger et qui pourrait se solder par l’adoption d’amendements législatifs. À la fin septembre 2012, le directeur général des élections du Canada, M. Marc Mayrand, aurait déclaré que « bien que des changements administratifs soient de mise, ils ne sont pas suffisants en soi. Des changements législatifs pourraient s’avérer nécessaires pour répondre aux inquiétudes des Canadiens concernant le processus électoral, et pour accroître la fiabilité du système. » [xv]
Particulièrement, lorsqu’il est question d’affaires aussi importantes que la possible annulation d’élections, on devrait s’efforcer de rendre le cadre juridique le plus clair possible lorsqu’on définit les raisons pouvant justifier une telle mesure. Si tel n’est pas le cas, comme le démontre cet appel, même les juges de la plus haute cour peuvent en arriver à des interprétations fondamentalement différentes.
Il y a également des leçons à tirer en ce qui concerne le recrutement, la formation, la supervision et l’audit des membres du personnel électoral; Élections Canada semble déjà bien avancé dans l’étude de la question. En mai 2012, le directeur général des élections, M. Marc Mayrand, aurait déclaré « au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre des communes qu’Élections Canada devra revoir ses processus de recrutement et de formation du personnel, ainsi que la question du respect des procédures dans les bureaux de vote. »[xvi]
Les représentants des partis politiques et des candidats dans les bureaux de vote continueront également à jouer un rôle important. Cependant, en fin de compte, dans tout processus électoral les fonctionnaires électoraux commettent des erreurs et l’important est de s’assurer que le cadre juridique soit aussi précis que possible et qu’il fournisse des moyens efficaces et clairs pour résoudre les élections contestées d’une manière qui permettra de maintenir la confiance du public au chapitre de la légitimité des élections.
[i] Cour suprême du Canada. Opitz v. Wrzesnewskyj. 2012 SCC 55, (71-73).
[xv] Stechyson, Natalie. “Court case casts pall on Canada’s sterling election reputation.” The Gazette, October 21, 2012.