Le système électoral du Chili ne
peut se comprendre que dans le contexte de la longue période du régime
autoritaire dirigé par le général Augusto Pinochet (1973-1990), dont le but
était d’établir un régime de démocratie dirigé et autoritaire et où le système
électoral serait une composante. La dictature a aboli la représentation
proportionnelle (RP) qui était en vigueur avant le coup d’État militaire du 11
septembre 1973. Depuis le 19e siècle, la RP avait été la réponse aux
divisions de la structure sociale chilienne et avait donné lieu à un système
multipartite. Dans les années 1960, le système s’articulait autour de six
grands partis dont deux de gauche (les socialistes et les communistes), deux centristes (les démocrates-chrétiens
et les radicaux) et deux de droite (les libéraux et les conservateurs qui
fusionnèrent en 1966 pour former le Parti national).
Le système binomial : héritage
de l’autoritarisme
Dans les dispositions
constitutionnelles bicamérales du Chili, la Chambre des députés, ou la Chambre basse, se compose
de 120 représentants élus pour un mandat de quatre ans à raison de deux
représentants pour chacune des 60 circonscriptions électorales. Le Sénat compte
38 élus, soit deux pour chacune des 19 circonscriptions, dont le mandat est d’une
durée de huit ans; la moitié des sénateurs sont en élection à tous les quatre
ans, élections qui sont combinées avec celles de la Chambre des députés. De
plus, on retrouve neuf sénateurs non élus, des sénateurs « institutionnels »
ou « nommés » dont quatre sont choisis par le Conseil de la sécurité
nationale, trois par la Cour suprême et deux par le président; il y aussi l’ancien
président Eduardo Frei Ruiz-Tagle qui est membre à vie. (La réforme
constitutionnelle de 1989 a
fait passer le nombre de circonscriptions sénatoriales de 13, qu’il était à l’origine
en vertu de la Constitution de 1980, à 19 dans le but de réduire le pouvoir des
sénateurs non élus.) Ces dispositions ont été négociées par le général Pinochet
et ses partisans alors qu’ils s’apprêtaient à quitter le pouvoir lors de la
transition vers la démocratie.
En général, les partis, les
coalitions ou les indépendants présentent des listes comportant un maximum de
deux candidats par circonscription, et ce, tant pour les élections de la Chambre
des députés que du Sénat. Les électeurs votent pour le candidat de leur choix.
Le premier siège appartient à la liste ayant obtenu le plus grand total de votes
et le représentant élu est le candidat ayant récolté le plus de votes sur cette
liste. Pour remporter les deux sièges, la liste doit obtenir deux fois le
nombre de votes de la seconde liste. Ce système oblige les partis à former des
coalitions électorales puisque le seuil véritable à atteindre est très élevé :
la liste qui est en tête doit obtenir 33,4 % du total des votes pour
remporter un siège. Mais pour remporter les deux sièges, une liste doit
recevoir 66,7 % de l’ensemble des votes.
Il existe deux grandes coalitions
électorales qui, en 2001, ont remporté tous les sièges à la Chambre des députés,
sauf pour un. La coalition de centre-gauche, la Concertation des partis pour la
démocratie, est constituée de quatre partis qui s’étaient opposés au régime
Pinochet (les socialistes, le Parti pour la démocratie, les démocrates-chrétiens
et les radicaux) et elle a été au pouvoir à partir du retour à la démocratie en
mars 1990 jusqu’en mars 2010. L’opposition de droite, l’Alliance pour le Chili
(l’Union démocrate indépendante, l’UDI, et le Renouveau national, le RN) a soutenu le
régime Pinochet. Lors des élections, dans les faits, la liste de la Concertation
contient un candidat de chacun de deux groupements au sein de la coalition, soit
un des démocrates-chrétiens et un autre représentant les socialistes, le Parti pour
la démocratie et les radicaux. Il n’y a aucune circonscription où l’on peut observer
une concurrence entre les socialistes et le Parti pour la démocratie. Sur la
liste de l’opposition, en général, l’UDI et le Renouveau national présentent
chacun un candidat dans toutes les circonscriptions.
Avec ce système électoral, il en
résulte que la quasi-totalité des circonscriptions élit un représentant de la Concertation
et un de l’Alliance pour le Chili. Le système pourrait créer une concurrence
entre les deux candidats sur
une liste pour l’unique siège qu’elle gagnera, mais dans les faits, les
accommodements auxquels se prêtent les élites de chaque coalition évitent que
ce genre de situation se produise.
Ce système électoral est unique parce qu’il favorise la plus grande
minorité, et non la
majorité. Ce n’est donc pas un système majoritaire. C’est un
système qui emploie une mécanique proportionnelle et qui produit des résultats
non proportionnels puisqu’il permet à une liste électorale de prendre la moitié
des sièges avec seulement 34 % des votes. La seule raison pour laquelle
cette déformation ne s’est pas produite dans la pratique réside dans les
limites imposées à la concurrence électorale.
Le système électoral a été mis en
place par le régime militaire à la suite du plébiscite du 5 octobre 1988. Le
plébiscite poursuivait deux objectifs : améliorer la Constitution de 1980
et élire le général Pinochet comme président pour huit autres années. Dans
cette élection où il n’y avait aucun autre candidat, le général a été battu par
la Concertation. Cette situation a mis en branle la transition vers la
démocratie avec des élections parlementaires et présidentielle en 1989; le
candidat de l’opposition et démocrate-chrétien, Patricio Aylwin, a alors
remporté l’élection présidentielle. Pourtant, le système électoral avait été conçu
pour favoriser les deux partis de la droite, lesquels avaient soutenu la
candidature du général Pinochet, de manière à empêcher une victoire électorale
prévisible de leurs adversaires.
Lors des trois élections
présidentielles et des quatre élections pour le Congrès qui se sont tenues de 1990
à 2000, la Concertation a toujours obtenu la plus grande part des voix.
Toutefois, il n’a jamais pris le contrôle du Sénat parce que la majorité des sénateurs institutionnels soutiennent
l’opposition.
Les désavantages du système binomial
pour les partis et la démocratie
Plusieurs objections au système
électoral ont été exprimées. D’abord, il oblige les partis à former des
coalitions électorales en raison du seuil élevé de votes requis pour obtenir un
siège. En second lieu, il a un impact négatif sur la représentation du fait qu’il
a gardé le Parti communiste en marge du Congrès, en dépit de sa pertinence
jusqu’à 1973 et de sa proportion de 5 % à 7 % du vote national au sein de la nouvelle démocratie. Troisièmement,
puisque chaque coalition gagnera normalement un siège, la véritable concurrence
a lieu entre les membres des partis plutôt qu’entre les alliances et les partis
rivaux. Ces conflits mettent en danger la stabilité des coalitions; lors des élections
sénatoriales de 2001, l’UDI et le RN ont choisi ne pas y participer et ont
nommé un seul candidat de consensus dans sept des neuf circonscriptions, ou ont
nommé un concurrent ayant peu de poids et qui n’oserait pas concurrencer le
candidat de la direction du parti. Quatrièmement, le système accorde un pouvoir énorme aux chefs de
partis qui, à toutes fins utiles, choisissent les gagnants au moment d’élaborer
les listes. Sans véritable concurrence dans plusieurs circonscriptions, les
élections n’offrent que peu d’intérêt pour les électeurs, et même moins encore
lorsqu’il n’y a aucun candidat de leur propre parti sur la liste.
Ces failles ont amené le
gouvernement à proposer qu’il y ait des réformes électorales et à suggérer, en
lieu et place des circonscriptions à deux membres, des circonscriptions plus
grandes, lesquelles seraient plus appropriées et produiraient des résultats
plus proportionnels. Cette proposition a fait peu de progrès, cependant, car les
partis de la Concertation craignent l’incertitude qui pourrait en découler et l’opposition
favorise le maintien du système actuel en raison de l’avantage qu’il leur
donne.
Élection présidentielle
La Constitution de 1980 a institué un système à
deux tours pour l’élection présidentielle. Une majorité absolue est requise
pour une victoire au premier tour et si aucun candidat n’y parvient, il est
alors nécessaire de tenir un second tour (ballotage). Le ballotage tend à
renforcer la politique de la
coalition. Les gagnants de l’élection présidentielle de 1989
et de 1993 – les démocrates-chrétiens Patricio Aylwin et Eduardo Frei – ont été
élus avec des majorités absolues, mais en 1999, il n’y avait qu’une différence
de 30 000 voix entre Ricardo Lagos et son adversaire de droite, Joaquín
Lavín. Ricardo Lagos a gagné avec 50,27 % des votes au second tour. (Sous
la précédente Constitution de 1925, lorsqu’aucun candidat n’arrivait à gagner
une majorité absolue, le choix du président revenait au Congrès; cela a été le
cas en 1946, en 1958 et en 1970 et à chaque fois, le candidat ayant le plus de votes
a été élu).
Inscription des électeurs et le vote :
volontaire ou obligatoire?
Un autre problème observé dans l’actuel système électoral est le
suivant : l’inscription des électeurs est volontaire mais le vote est
obligatoire. On a rouvert l’inscription pour la constitution d’un nouveau
fichier électoral en février 1987, au moment où le régime militaire préparait
le plébiscite d’octobre 1988; les soldats avaient incendié l’ancien fichier en
1973. L’opposition démocratique s’est fortement mobilisée pour faire inscrire les
électeurs; sa stratégie était de battre le général Pinochet lors du scrutin
afin que la démocratie puisse voir le jour et elle a réussi à faire inscrire 92 %
des électeurs admissibles. Depuis cependant, le nombre d’électeurs inscrits n’a
pas augmenté parallèlement à la population en âge de voter, car les jeunes
affichent peu d’intérêt à participer aux élections. Lors des élections du
Congrès de 2001, 80 p, 100 des 10 millions d’électeurs qui pouvaient
s’inscrire l’ont fait et lors des élections municipales de 2004, ce taux était de 77 %.
Le faible taux d’inscription parmi
les jeunes électeurs a amené le gouvernement à proposer que l’inscription soit automatique
et que le vote soit volontaire. Les partis de la Concertation soutiennent l’inscription
automatique mais il n’y a aucun consensus sur le vote volontaire. Ils craignent
que la participation globale ne fléchisse et que les coûts financiers des
campagnes destinées à mobiliser les électeurs n’aillent croissants, favorisant
du coup les partis de droite. L’opposition, en particulier l’UDI, rejette l’inscription
automatique et soutient le vote volontaire.
Les défenseurs du système binomial affirment
qu’il contribue à la gouvernance, car il met en présence deux grandes
coalitions : l’une au gouvernement et l’autre dans l’opposition. Or, on
fait erreur en invoquant cet argument : la Concertation a été créée en
tant que coalition avant l’arrivée du système binomial, à titre d’alliance
contre le régime autoritaire et pour promouvoir le retour à la démocratie par
les politiciens ayant tiré les leçons de leurs conflits passés (conflits qui
ont conduit à la crise et à l’arrêt de la démocratie en 1973) et qui s’étaient convenus sur une stratégie de
coopération entre élites au sein d’un système politique quelque peu comparable
à une démocratie consociationelle. Le
pays est gouvernable en dépit du système binomial et non pas en raison de celui-ci.
Le système actuel ne peut durer
indéfiniment parce qu’il porte atteinte aux partis politiques et impose des limites
à la démocratie. Mais il sera difficile de l’abolir parce que passer à un autre
système créerait de l’incertitude pour les partis au chapitre des appuis qu’ils
reçoivent. Il exigerait également un amendement constitutionnel, le caractère
binomial du Sénat étant inscrit dans la Constitution. Il existe un consensus au
Congrès entre la Concertation et l’Alliance pour le Chili sur la suppression des sièges donnés aux sénateurs
non élus et aux anciens présidents nommés à vie.