La chambre basse irlandaise du Parlement, le Dáil Éireann,
est élue sous le système de scrutin à vote unique transférable (VUT). Ce
système relativement peu commun doit ses origines aux circonstances entourant l’accession
à l’indépendance de l’Irlande en 1922. Les dirigeants sortants, les Anglais,
voulaient une certaine forme de représentation proportionnelle (RP) dans le but
de protéger la minorité protestante, au moment où en principe, la nouvelle
élite politique de l’État favorisait la RP. Ni l’un ni l’autre ne sachant trop
ce que comportait un scrutin de représentation proportionnelle à scrutin de
liste (RPSL), on décida d’adopter le VUT comme système électoral, et il l’est
resté depuis.
Le Dáil est d’une importance capitale dans le système
politique irlandais. Il élit le gouvernement dont la survie dépend du soutien d’une
majorité au Parlement. La présidence est beaucoup moins importante, bien que –
et cela est exceptionnel pour un système parlementaire – le président soit
directement élu. Les élections pour la présidence ont lieu sous le système de vote
préférentiel.
Les 166 représentants du Dáil sont élus à partir d’environ
40 circonscriptions électorales, et chacune a trois, quatre ou cinq représentants.
Le processus entourant le vote n’est pas compliqué : les électeurs
indiquent simplement leur candidat favori (en inscrivant le chiffre un près du
nom de ce candidat sur le bulletin de vote) et ils peuvent continuer à indiquer
de la même manière leur deuxième choix, leur troisième choix et ainsi de suite.
Les électeurs peuvent classer les candidats au sein des partis et également d’un
parti à l’autre. Bien que la plupart des gens votent selon la ligne de parti,
cela n’est pas nécessaire; d’autres votent sur une base géographique, c’est-à-dire
qu’ils votent pour les candidats préférés de leur propre région, sans égard au parti.
Le processus de dépouillement, en particulier la répartition des « votes
supplémentaires », semble compliqué aux profanes, mais il convient de
souligner que les électeurs n’ont pas à connaître tous les détails. Ils ont
besoin seulement de savoir la façon de voter et d’être satisfaits du caractère
juste et transparent du processus de dépouillement.
Le système électoral est inscrit dans la Constitution et il
ne peut donc être changé que par référendum. À deux occasions (1959 et 1968),
le plus grand parti, le Fianna Fáil, a cherché à initier un référendum pour
remplacer le VUT par le système britannique de scrutin majoritaire uninominal (SMU),
utilisant chaque fois l’argument selon lequel toute représentation
proportionnelle est susceptible de créer des gouvernements de coalition et les
problèmes d’instabilité qui en découlent. Les deux fois, les électeurs ont
rejeté la modification proposée, par des marges de 52 % à 48 % en
1959, et de 61 % à 39 % en 1968.
De fait, sur la base du critère du gouvernement stable,
toute personne évaluant le système de VUT en Irlande ne saurait voir son rendement comme
un problème. Depuis le milieu des années 1940, les gouvernements (tant de
coalition que d’un seul parti) ont eu une durée de trois, quatre ou cinq ans;
la seule exception a été une courte période d’instabilité au début des années
1980. Les électeurs, grâce à leur classement des candidats de partis
différents, sont en mesure d’indiquer ce qu’ils souhaitent au chapitre des
partenaires possibles d’une coalition où se retrouverait leur parti préféré.
En général, le système de VUT a donné des résultats
hautement proportionnels; le Fianna Fáil n’a reçu qu’une « prime modeste »
(soit environ 48 % des sièges pour 45 % des suffrages pour les
élections couvrant la période 1945-1992). Cependant, en raison de la taille
réduite des circonscriptions électorales (quatre sièges par circonscription en
moyenne), il est possible que le grand parti tire un avantage s’il est en
mesure d’attirer le vote de second ou de troisième choix des partisans des
autres partis. En 2002, le Fianna Fáil a obtenu les résultats les moins proportionnels
de l’histoire, soit 41 % des votes et 49 % des sièges.
Le système continue d’assurer une représentation aux petits
partis et aux indépendants; en 2002, ils comptaient 13 élus. Alors que de
nombreux systèmes de RP permettent aux petits partis d’obtenir des sièges au
Parlement, le scrutin à
vote unique transférable semble donner une occasion exceptionnelle aux
candidats indépendants à faire de même en raison de sa nature essentiellement axée
sur les candidats plutôt que sur les partis.
En Irlande, la grande partie des éloges et des critiques à l’endroit
du VUT tiennent au
même élément, à savoir le pouvoir qu’il donne aux électeurs de choisir entre
les candidats d’un même parti. Cela crée une compétition très intense au sein
même des partis, en particulier parmi les candidats du Fianna Fáil
qui nomme de deux à quatre candidats dans chaque circonscription. Les statistiques prouvent que les députés du Fianna Fáil perdent plus
souvent leur siège aux mains d’un autre candidat de leur parti que d’un candidat
d’un autre parti.
Les critiques font valoir qu’en conséquence, les députés deviennent
trop actifs au niveau des circonscriptions, désireux d’obtenir l’appui des
électeurs, et ne consacrent pas suffisamment de temps à la politique au niveau
national, par exemple contrôler le gouvernement ou discuter des lois au sein
des commissions. Ils prétendent que cela a un effet négatif sur le calibre des
parlementaires irlandais (du fait que les personnes à même d’apporter une
contribution au niveau national se découragent à l’idée des dossiers qu’ils
auraient à s’acquitter s’ils étaient élus) et qu’il crée une attitude axée sur
le court terme et favorise une attention excessive à la dimension locale dans la
pensée gouvernementale. Ils sont d’avis que la concurrence interne au sein des partis
pour l’obtention des votes peut mener à des partis politiques divisés et sans
cohésion.
Pour leur part, les défenseurs du système estiment que l’occasion
donnée aux électeurs de choisir parmi les candidats d’un parti constitue une
vertu. Ils soutiennent qu’il permet aux électeurs de remplacer les députés en
place par de nouveaux élus dotés de plus grandes capacités et plus actifs; aussi,
en cette période où l’intérêt envers la politique conventionnelle va
décroissant, cela incite fortement les députés à cultiver un lien étroit avec
les électeurs et donc à remplir leur rôle qui est celui d’établir un pont entre
les citoyens et le système politique. Ils maintiennent qu’il n’y a aucune
preuve permettant de penser que les députés irlandais sont moins bons qu’ailleurs;
aussi, la croissance économique impressionnante de l’Irlande démontre qu’il n’y
a aucun problème avec le comportement des gouvernements. De plus, ils font
remarquer que les partis politiques irlandais sont extrêmement homogènes – sans
factions ou sous-groupes identifiables – et font preuve de discipline dans leur
comportement au Parlement.
En 2002, un comité parlementaire formé de représentants de tous
les partis a examiné les arguments pour et contre la modification du système.
Il a conclu que le public était très attaché au VUT, qu’opter pour un autre
système pourrait réduire le pouvoir de chaque électeur et que certaines
allégations formulées par les critiques du VUT au sujet des manquements du
système politique sont causées par d’autres facteurs. Comme l’indique la
conclusion, il n’existe aucun groupe important préconisant la modification ou le
remplacement du système existant.
Toute évaluation du VUT en Irlande nécessite la prise en
compte des caractéristiques du pays. Il s’agit d’un petit pays au chapitre de
la superficie et de la population et le rapport députés citoyens (environ 1
pour 20 000) est relativement élevé par rapport aux normes
internationales. Ceci peut favoriser des liens plus étroits entre les députés
et leurs électeurs – et ceci, quel que soit le système électoral – que ce ne
serait probablement le cas dans un plus grand pays. En outre, l’Irlande est un
pays prospère, avec une société très instruite où le système politique dans son
ensemble est bien établi et dont la légitimité est universellement reconnue. La
société irlandaise n’est pas aux prises avec des conflits importants (par
exemple de nature ethnique, linguistique ou religieuse).
Pour toutes ces raisons, il faut faire attention de tirer
des conclusions définitives sur la façon dont le VUT pourrait fonctionner dans
d’autres contextes. Mais il est possible d’affirmer toutefois que les Irlandais
ne témoignent d’aucune envie de le remplacer par un autre système.