L’Inde reste de loin la plus grande démocratie du monde :
elle comptait plus de 670 millions d’électeurs lors des élections
parlementaires de 2004. Son régime parlementaire et son système électoral de scrutin
majoritaire uninominal (SMU) représentent un héritage du colonialisme
britannique qui a pris fin en 1947.
Les Britanniques ont procédé par étapes afin de mettre en
place la gouvernance autonome en Inde. Il a fallu attendre la fin de la
domination coloniale et l’adoption par une assemblée constituante de la
Constitution indienne, en novembre 1949, pour voir l’avènement du suffrage
universel.
L’assemblée constituante, composée d’éminents juristes, d’avocats,
d’experts en droit constitutionnel et de penseurs politiques, a travaillé
pendant presque trois ans et débattu longuement sur la question de savoir quel
serait le meilleur système électoral pour l’Inde; au bout du compte, elle a
décidé de conserver le SMU. Divers systèmes de représentation proportionnelle ont
été examinés et compte tenu de la société extrêmement diversifiée et
multiethnique de l’Inde, ceux-ci s’attiraient de nombreux partisans; mais on a fini
par choisir le SMU principalement pour éviter la fragmentation des assemblées législatives
et aider à la formation de gouvernements stables – la stabilité étant une considération importante dans un pays émergeant d’un
bain de sang communal postcolonial et ayant un taux important de pauvreté et d’analphabétisme.
En vertu de la Constitution indienne, les électeurs élisent
543 députés au Lok Sabha, la chambre basse, à partir de circonscriptions
uninominales. En revanche, l’élection de la chambre haute du Parlement, le
Rajya Sabha ou Conseil des États, ainsi que les chambres hautes correspondantes
de certains États, se fait au suffrage indirect par les représentants siégeant
dans les assemblées législatives des États. De plus, un président et un
vice-président sont élus au suffrage indirect par les députés du Parlement et les
représentants des assemblées législatives des États.
Des élections générales ont lieu une fois tous les cinq ans,
mais le président peut dissoudre le Lok Sabha sur conseil du premier ministre
avant la fin de son mandat, comme cela a été le cas en 2004, ou s’il est
convaincu qu’il est impossible de former un gouvernement stable, comme en 1991.
Le premier ministre exerce ses fonctions aussi longtemps qu’il bénéficie d’une
majorité au Lok Sabha. Tous les gouvernements successifs du Parti du
Congrès, qui ont continuellement gouverné l’Inde jusqu’en 1977, ont servi
pendant près de cinq ans, approchant le maximum permis par la Constitution. De
1977 à 1997, les gouvernements ont été moins stables et certains premiers ministres
ont dû démissionner avant d’avoir terminé leur mandat à la suite de scissions
au sein de leur parti ou de votes de défiance. Depuis 1997, on semble observer
une nouvelle période de stabilité, cette fois avec des coalitions de partis.
Tous ces contextes politiques sont issus du système
électoral de SMU. La principale incidence du système électoral jusqu’en 1977
était de garantir un gouvernement majoritaire fondé sur une minorité d’appui
des électeurs. Le système électoral de SMU avait initialement comme
conséquence que le Parti du Congrès au pouvoir arrivait à conserver des
majorités stables au Lok Sabha, habituellement contre une opposition
fragmentée.
Cette fragmentation était caractérisée par une plus grande popularité des
partis régionaux et des États dans certaines régions. Lorsque les partis de l’opposition
se sont associés pour former des coalitions et ont commencé à présenter des
candidats communs contre les candidats du Parti du Congrès (comme cela été le
cas aux élections générales de 1977 et de 1989), la majorité du Parti du Congrès
a fondu. En outre, en raison de la nature du système, de petits changements dans
la part des suffrages obtenus ont souvent eu des répercussions importantes sur
le nombre de sièges obtenus au Parlement; le tableau qui suit établit le lien
entre les votes pour le Parti du Congrès et le nombre de sièges remportés lors d’élections
successives.
La performance du Parti
du Congrès lors des élections générales indiennes : l’incidence
spectaculaire et importante du SMU sur le nombre de sièges avec de légères
modifications dans la tendance de vote
Année
de l’élection générale
|
Pourcentage
du total des votes obtenus par le Parti du Congrès
|
Changement,
en pourcentage, dans le nombre de votes obtenus par le Parti du Congrès
|
Nombre
de sièges obtenus par le Parti du Congrès
|
Changement,
en pourcentage, dans le nombre de sièges obtenus
|
1971 (victoire)
|
43,7 %
|
-
|
353 (64,8 %)
|
-
|
1977 (défaite)
|
34,5 %
|
(21,0 %)
|
154 (28,4 %)
|
(56,2 %)
|
1980 (victoire)
|
42,7 %
|
-
|
353 (65,0 %)
|
-
|
1984 (victoire)
|
48,1 %
|
-
|
405 (74,6 %)
|
-
|
1989 (défaite)
|
39,5 %
|
(17,8 %)
|
197 (36,3 %)
|
(51,4 %)
|
1991 (victoire)
|
36,5 %
|
-
|
232 (42,7 %)
|
-
|
1996 (défaite)
|
28,8 %
|
(21,1 %)
|
140 (25,8 %)
|
(39,7 %)
|
1998 (défaite)
|
25,8 %
|
(10,3 %)
|
141 (26,0 %)
|
0,7 %
|
1999 (défaite)
|
28,3 %
|
9,6 %
|
114 (21,0 %)
|
(19,1 %)
|
2004 (victoire)
|
26,7 %
|
(5,7 %)
|
145 (26,7 %)
|
27,2 %
|
La même disproportion entre le pourcentage de votes obtenus
et le nombre des sièges au Parlement dans le cadre du système électoral du
scrutin majoritaire uninominal indien peut être vue dans le cas de l’autre
grand parti politique, le Parti Bharatiya Janata (BJP), qui a dirigé un
gouvernement de coalition jusqu’en 2004.
Ainsi, l’ensemble des résultats des élections au Lok Sabha est
loin d’être de nature proportionnelle. Le soutien
accordé se fractionne souvent lorsque les candidats de la même caste, de la
même religion ou de la même région se retrouvent les uns contre les autres.
Dans ce contexte, le SMU incite les participants au processus électoral à
encourager leur opposition à soumettre des candidatures multiples, ce qui peut
avoir comme effet de produire un gagnant qui est loin d’obtenir une majorité
absolue des suffrages exprimés. Toutefois, malgré la nature fragmentée de la
démocratie multiethnique indienne, le système électoral conserve un soutien
élevé en partie grâce à la pratique des sièges réservés aux groupes socialement
et historiquement défavorisés, connus comme étant les castes et les tribus
répertoriées. Ces communautés sont éparpillées un peu partout en Inde et pour
eux, l’opération classique du SMU signifierait obtenir un nombre de sièges
relativement petit au Parlement. Or, la Constitution leur réserve des
circonscriptions en proportion de leur nombre au sein de la population, soit 79
sièges pour les castes qui représentent 15 % de la population et 41 sièges
pour les tribus répertoriées qui représentent 8 % de la population. Dans
ces circonscriptions, bien que tous les électeurs aient le droit de vote, seul
un membre d’une caste ou d’une tribu peut se présenter aux élections. Cette
mesure garantit que leur représentation au Parlement est conforme à leur
présence au sein de la population.
Un amendement constitutionnel visant à réserver 33 %
des sièges pour les représentantes féminines au niveau national et dans les
assemblées législatives des États a été longuement débattu, mais sans succès
jusqu’ici – bien que depuis 1993, 33 % des sièges ont été réservés aux
femmes au niveau des gouvernements locaux. L’intensité de l’appui populaire à l’intégrité
du système électoral est devenue évidente en 1977 lorsque l’élection du premier
ministre, Indira Gandhi, a été annulée par un tribunal après que le Parti du Congrès
a remporté une majorité législative avec près des deux tiers des députés en
1971. Elle a réagi en restreignant les droits constitutionnels fondamentaux
pour deux ans (1975-1977), un intervalle autoritaire dans l’histoire de la
démocratie concurrentielle autrement ininterrompue de l’Inde. Aux élections de
1977, son gouvernement a perdu le pouvoir à l’occasion d’un scrutin équitable,
signalant la volonté des électeurs indiens à ne pas accepter des pratiques
antidémocratiques.
Pendant 20 ans, de 1977 à 1997, le système de SMU a semblé marquer
le début d’une ère d’instabilité, en raison principalement de la formation de
coalitions sans idéologie commune et la poursuite d’intérêts égoïstes par les
partis politiques. Les partis de l’opposition autres que le Parti du Congrès –
et sans les communistes – ont pris les commandes du gouvernement en 1977 et se
sont unis au sein d’une entité, le parti Janata, qui a ensuite éclaté deux ans plus
tard. En décembre 1989, un parti successeur, le Janata Dal, est arrivé au
pouvoir soutenu par les partis communistes et le Parti du renouveau hindou
Bharatiya Janata (BJP); ce gouvernement a duré 10 mois. À l’élection générale
de 1996, aucun parti n’a été en mesure de former un gouvernement stable. Le BJP
a remporté 161 sièges et le Parti du Congrès, 140. Mais la force du système
électoral est apparue de nouveau en 1999 quand une solide alliance des partis
sous la direction du BJP a été en mesure de former un gouvernement, lequel a
presque terminé son mandat. De même, après l’élection générale de mai 2004, le
Parti du Congrès national indien ainsi que des partis de gauche et d’autres ont
formé un gouvernement national de coalition.
En 2000, le gouvernement indien a créé une commission nationale
chargée d’examiner le fonctionnement de la Constitution. Le
processus de consultation de cette commission a permis de se pencher sur la
question de savoir si des dispositions diverses relatives au processus
électoral dans la Constitution devraient être modifiées ou élargies. Son
rapport, soumis au gouvernement en 2002, s’est prononcé contre tout changement
constitutionnel dans le domaine électoral, soulignant que ces changements, bien
que nécessaires, pourraient prendre la forme de modifications dans la
législation électorale ordinaire ou encore, de règlements ou de directives
gouvernementales. Cependant, la commission a fait remarquer qu’à l’occasion des
trois dernières élections générales qui ont lieu au niveau national avant son
mandat, en moyenne, deux tiers des parlementaires indiens avaient été élus sous
le SMU sans majorité absolue, sinon qu’avec une majorité simple, et que cela,
selon elle, soulevait des questions quant à la légitimité de la représentation. En
conséquence et dans le contexte de l’introduction du vote électronique à l’échelle
nationale qui a eu lieu en 2004, la commission nationale a recommandé que le
gouvernement et la Commission électorale de l’Inde procèdent à un examen
minutieux et complet en vue de mettre en place un système à deux tours, ce
dernier mettant en présence les deux principaux candidats dans chaque
circonscription le jour suivant le premier tour. Le rapport de la Commission
électorale de l’Inde à l’issue des élections de 2004 n’a pas donné suite à
cette proposition, mais elle a recommandé que l’on offre l’option de « aucun
de ces candidats » sur le bulletin de vote et l’abrogation de la
disposition qui permette à une personne de se présenter dans deux
circonscriptions uninominales.
On dit souvent que le système électoral de SMU fonctionne
mieux dans les pays où il existe deux grands partis politiques. En Inde, par
contre, le Parti du Congrès a gouverné au centre de façon interrompue de 1952 à
1977, sans opposition viable. Ce monopole a pris fin en 1977. De la domination
d’un seul parti, la scène politique a changé, affichant d’abord une concurrence
entre un parti unique et une coalition de partis, puis une concurrence entre
deux coalitions de partis politiques – une tendance qui s’est poursuivie aux
élections générales de 2004. Le BJP a commencé son ascension au sein du
Parlement indien avec un ordre du jour hindou très marqué, mais après un mandat
complet, les impératifs de la politique électorale l’ont obligé à mettre un
bémol sur ses positions qui étaient très à droite. Il a dû adopter un agenda
inclusif lui permettant de faire appel aux électeurs musulmans, tribaux, de la
basse classe et autres Dalits (opprimés), lesquels étaient auparavant perçus comme
faisant partie du domaine exclusif du Parti du Congrès.