Le 18 mars 1992, le dernier jour avant sa dissolution, le Parlement
israélien, la Knesset, a changé la loi électorale en Israël. Ce changement d’importance
a été mis en œuvre lors de la 14e élection générale du 29 mai 1996.
L’initiative visant à réformer la loi électorale est issue d’un
mécontentement généralisé sur la performance du gouvernement. Selon un
mouvement populaire dirigé par des professeurs de droit en vue et des membres
de la Knesset, l‘impasse dans la politique israélienne au cours des années 1980
était le fruit de la politique de la coalition. Les petits partis, en particulier les
partis religieux, avaient gagné une influence indue dans le processus de
formation des coalitions, affaiblissant le pouvoir discrétionnaire du premier
ministre sur l’élaboration des politiques publiques nationales, leur accordant des
ressources publiques et leur octroyant des engagements symboliques allant
au-delà de ce qu’il méritait. Le changement visait à remédier à cette
situation.
Dans un document récent, Nachmias et Sened (1998) démontrent
que la réforme institutionnelle de la loi électorale a diminué de façon importante
la force électorale des grands partis et, inévitablement, a augmenté le pouvoir
de négociation des partis religieux et d’autres petits partis. Du point de vue
des réformateurs, la réforme électorale n’a pas donné les résultats escomptés.
Toutefois, d’un point de vue théorique, les conséquences étaient prévisibles.
Dans la première section, nous examinerons la règle électorale utilisée en
Israël de 1951 à 1992 et aborderons les raisons politiques de l’insatisfaction
généralisée envers le système. La deuxième section présente les attributs
principaux de la nouvelle loi et les attentes irréalistes laissant croire que cette
dernière pourrait constituer une amélioration notable sur la loi précédente.
Les problèmes inhérents à la nouvelle loi sont discutés dans une perspective
conceptuelle dans la troisième section. En conclusion, les incidences générales
de la réforme sont abordées dans le cadre de la recherche sur la conception de
modèles pluralistes et démocratiques.
Le système électoral en Israël avant 1996
De 1951 à 1992, la loi électorale en Israël a été l’une des
formes les plus pures de la règle proportionnelle. L’ensemble de l’électorat
israélien constituait une seule circonscription. Le nombre de sièges obtenu par
chaque parti à la Knesset était à peu près exactement proportionnel au nombre
de votes obtenus lors des élections générales. Le nombre minimal de votes nécessaires
pour entrer à la Knesset était de 1 % des suffrages (il est de 1,5 % depuis
1992), un seuil très bas par rapport à des systèmes électoraux similaires.
L’un des effets notables de cette forme pure de la règle
électorale proportionnelle aura été que la Knesset israélienne était toujours
composée d’une multitude de partis. Lors des 13 élections tenues de 1949 à 1992,
aucun parti n’a jamais obtenu la majorité des sièges à la Knesset. En
conséquence, le plus grand parti de la Knesset devait amorcer un processus de
négociation en vue de former une coalition après chaque campagne électorale de
manière à constituer un nouveau gouvernement.
La formation d’une coalition
dans un système multipartite exige un processus de négociation fastidieux portant sur deux types d’avantages : des avantages connexes liés au pouvoir
et les accords politiques (Laver and Schofield 1990; Sened 1996). Dans
les systèmes multipartites, le parti qui initie la formation de la coalition
doit essayer de trouver un équilibre entre les avantages connexes liés au pouvoir et ceux liés aux questions politiques. Tout
gouvernement ne peut poursuivre qu’une seule politique et peut rarement
satisfaire tous les partenaires de la coalition au pouvoir. Ce parti devra
gagner le soutien de ses plus petits partenaires. Les avantages connexes leur
sont accordés pour compenser leur insatisfaction à l’égard des politiques que l’ensemble
du gouvernement décide de poursuivre. Cette insatisfaction conduit souvent à l’éclatement
des gouvernements de coalition lorsque ces avantages connexes n’arrivent plus à
compenser les compromis politiques auxquels doivent se prêter les différents
partenaires de la coalition (Mershon 1996; Sened 1996).
La nouvelle loi
électorale
Vers la fin des années 1980, un mouvement populaire, le
Comité public pour une Constitution pour Israël, a été formé pour promouvoir des
réformes politiques et électorales. La direction du groupe a présenté une
proposition détaillée de réformes, y compris des recommandations spécifiques
relatives à des questions de droits individuels, une structure officielle de poids
et de contrepoids entre les pouvoirs législatif et exécutif du gouvernement, et
une nouvelle loi électorale. En dépit des objections
publiques de la plupart des politologues en Israël et d’un nombre important de
législateurs représentant les différents partis, la Knesset – à l’issue d’importantes
réflexions, manœuvres et stratégies d’atermoiement de nature politique – a modifié
la proposition originale du mouvement et changé la loi électorale. Le succès du
mouvement a été attribué à sa campagne publique exceptionnelle, de par sa
portée, ses ressources et sa visibilité, sans compter le soutien des dirigeants
des deux principaux partis qui a contribué à son renforcement.
La nouvelle loi électorale comporte deux dispositions
importantes devant renforcer la position du premier ministre lors du processus
de formation d’une coalition à la suite d’une élection générale. Avant toutes
choses, le premier ministre est élu directement par les électeurs admissibles.
Les électeurs mettent deux bulletins de vote dans les urnes. Sur le premier
bulletin, ils votent en faveur du parti de leur choix et sur le second, ils
votent pour leur candidat préféré au poste de premier ministre. Avec l’ancienne
loi électorale, après une élection, le président d’Israël convoquait tous les
membres nouvellement élus à la Knesset et il les consultait avant de demander à
l’un d’entre eux de tenter de former une coalition. Dans les faits (avec une
seule exception), le président demandait au chef du principal parti de tenter
de former un gouvernement de coalition. En vertu de la nouvelle loi, le
candidat au poste de premier ministre ayant reçu plus de 50 % des votes
est élu au vote populaire. Si aucun candidat n’obtient ce pourcentage, un
second tour est organisé. Les bulletins blancs et nuls ne sont pas comptés.
Par conséquent, l’un des deux candidats au deuxième tour est
assuré d’avoir plus de 50 % des votes. Selon cette procédure, le premier
ministre peut ne pas être le chef du parti majoritaire à la Knesset. En fait, lors
de l’élection de 1996, Benjamin Netanyahu a remporté l’élection au poste de premier
ministre même si son parti, le Likoud, n’a eu que 32 sièges à la Knesset. C’était deux
sièges de moins que le Parti travailliste, qui a alors obtenu 34 sièges; mais l’adversaire
de M. Netanyahu, Shimon Peres, a perdu l’élection au poste de premier
ministre.
Pour renforcer davantage le pouvoir du premier ministre et
assurer la stabilité des gouvernements de coalition, la nouvelle loi a réduit de
manière importante le pouvoir de l’ancienne institution parlementaire que
représente le vote de confiance. En vertu de la nouvelle loi, la majorité
absolue des membres à la Knesset (61 membres) est requise pour approuver une
motion de défiance, par rapport à l’ancienne règle où une majorité simple des
membres présents en séance plénière était suffisante pour passer un tel vote. Toutefois,
il y a plus important encore : selon la nouvelle loi, si une majorité
absolue soutient une motion de défiance, non seulement le gouvernement est défait,
mais la Knesset est également dissoute. Cette disposition constitue un facteur
dissuasif notable pour les législateurs qui songent à soutenir une motion de
défiance. Pour faire tomber un gouvernement de coalition sans dissoudre la
Knesset, 80 de ses membres doivent appuyer un vote de défiance.
Ne pas s’attendre à ce que la loi
atteigne l’objectif
Il y a trois raisons pour croire que les changements
apportés au système ne permettront pas d’atteindre le but principal pour lequel
ils ont été adoptés. La première est bien connue et les spécialistes et
quelques élus bien en vue en ont fait part avant l’adoption des changements. La
nouvelle loi électorale permet aux petits partis d’exercer des pressions sur
les grands partis afin de répondre à leurs exigences politiques, et ce, à trois
niveaux : d’abord avant le premier tour de l’élection, une fois encore
avant le second tour de l’élection, et enfin au cours du processus de
négociation pour la formation du gouvernement de coalition.
Avec l’ancienne loi, les petits
partis pouvaient faire pression sur les grands partis uniquement lors du
processus de formation de coalition et si seulement ils étaient véritablement
essentiels. En vertu de la nouvelle loi, les petits partis en général et les
partis religieux en particulier ont pratiquement la garantie d’un statut de
premier plan au second tour. L’exclusion d’un second tour les rendrait
incontournables dès le premier tour. Ce changement institutionnel accroît
considérablement la probabilité que les petits partis, et surtout les partis
religieux, deviennent véritablement incontournables, augmentant ainsi leur
pouvoir de négociation.
La deuxième raison qui laisse croire à l’échec de la loi est
directement liée à un autre résultat anticipé : les grands partis sont
condamnés à perdre des sièges à la Knesset au profit des petits partis. Depuis
que le Parti travailliste a perdu son statut de parti dominant, le système de
partis israélien s’est transformé en un système bipolaire où deux grands partis
se font la lutte, avec le soutien de leurs partis satellites, pour le contrôle de
l’Assemblée législative et donc du gouvernement de coalition. Habituellement, le
chef du principal parti obtient la première occasion de former une coalition
gouvernementale. Conscients de cette pratique institutionnelle, les électeurs
votent souvent stratégiquement afin d’accroître les chances du chef du grand
parti du bloc qu’ils préfèrent à la Knesset afin que celui-ci obtienne la
première occasion de former une coalition. Les électeurs peuvent être plus
proches dans leur conviction idéologique ou de leur préférence politique de l’un
des petits partis à la Knesset et tout de même voter en faveur du grand parti
du bloc afin d’augmenter ses chances de former une coalition gouvernementale.
La nouvelle loi électorale a éliminé l’incitation à voter
pour le grand parti dans le bloc. Selon la nouvelle loi, les électeurs peuvent
voter pour le chef du parti qui dirige le bloc parlementaire de leur choix et
ensuite voter pour leur parti préféré. Cette situation produit inévitablement une
fragmentation accrue à l’Assemblée législative dans la mesure où il incite les
électeurs à voter pour les petits partis au lieu des partis plus importants.
Cette fragmentation accrue intensifie les problèmes liés à la capacité de
gouverner inhérents aux gouvernements de coalition, et ce, de différentes
façons :
- D’abord,
comme le démontre Schofield (1995), en fin de compte, une condition
nécessaire pour éviter qu’il y ait un vide au centre d’espaces politiques
bidimensionnels, comme l’espace politique israélien, est qu’un parti principal
et dominant soit vraiment plus important et occupe une position centrale à
l’Assemblée législative. La taille électorale réduite des grands partis résultant
de la modification de la loi électorale, et l’accroissement inévitable du
pouvoir des petits partis de taille moyenne, éliminent pratiquement la
possibilité d’un noyau stable dans l’espace politique de la Knesset. Un parti
principal dominant peut faire beaucoup moins de concessions à ses
partenaires de la coalition que le feraient de plus petits partis mois
cruciaux essayant de former une coalition. L’avantage qu’a un parti
dominant dans le processus de formation de la coalition est qu’il lui
permet de poursuivre des politiques relativement homogènes à long terme et
de récompenser les partenaires de la coalition avec des portefeuilles
secondaires afin qu’ils soutiennent le gouvernement et ses politiques. La
faible probabilité qu’un parti dominant émerge en vertu de la nouvelle loi
électorale porte atteinte à la capacité du gouvernement de maintenir des
politiques cohérentes. Parallèlement, elle augmente le prix à payer par
les partis formant la coalition pour garantir le soutien de leurs
partenaires au gouvernement.
- L’autre
raison que la perte de sièges à la Knesset par les partis dirigeants des
deux blocs au profit des petits partis est susceptible de réduire le
nombre de portefeuilles détenus par les partis initiant la coalition réside
dans une arithmétique toute simple. Le parti initiant la coalition est
tenu d’avoir le soutien d’au moins 61 membres de la Knesset pour présenter
la coalition au vote d’investiture, un mécanisme essentiel dans les
systèmes multipartites parlementaires et une condition indispensable pour qu’une
coalition puisse former officiellement un gouvernement. L’outil de
négociations dans le multipartisme parlementaire est le parti. Au moment
où la coalition est à se former par l’entremise d’un processus de
négociation, chaque parti se joignant à la coalition présente ses
exigences sur le plan des politiques ainsi que ses préférences pour le
Cabinet. Étant donné que le gouvernement ne peut adopter qu’une seule
position politique, le parti formant la coalition doit compenser les partenaires
de la coalition avec des portefeuilles dans la mesure où ceux-ci font des
compromis au chapitre de leurs préférences sur le plan politique. Ceci signifie
qu’il doit y avoir une corrélation positive entre le nombre de partenaires
et le coût afférent à la formation de la coalition en ce qui a trait aux
portefeuilles à donner aux partenaires par le parti cherchant à former la coalition. Le
nombre réduit de sièges à la Knesset auquel s’attendent à obtenir les
partis pouvant former des coalitions, en raison de la nouvelle loi,
nécessite d’accroître le nombre de partenaires au sein de la coalition
afin de former une coalition minimale gagnante et d’obtenir l’investiture
de la Knesset.
Ainsi, la nouvelle règle est susceptible d’augmenter le
nombre de portefeuilles que les partis à l’origine des coalitions auront à
attribuer à leurs partenaires.
- La
troisième raison laissant croire à l’échec de la nouvelle loi à atteindre ses
objectifs est l’érosion remarquable de l’institution parlementaire qu’est
le vote de défiance. Dans une perspective de gouvernance efficace, l’importante
pratique du vote de défiance en tant que pratique parlementaire a été bien
expliquée par Huber (1996: 279): « En permettant au premier ministre
de faire la proposition finale au chapitre des politiques, la procédure du
vote de confiance donne au premier ministre une très grande influence sur
les résultats finaux, même lorsque cette procédure n’est pas invoquée. »
En d’autres termes, en invoquant le vote de défiance, le premier ministre
peut imposer une discipline à la coalition des partenaires afin qu’ils votent
de façon à soutenir le gouvernement, même s’ils n’approuvent pas une
politique donnée. Mais en vertu de la nouvelle loi, les membres de la
Knesset ne sont pas incités à procéder à des votes de défiance et
conséquemment, le premier ministre a perdu une importante ressource l’aidant
à gouverner. En outre, le vote de défiance a cessé d’être une menace
crédible que les demandes excessives des partenaires de petites coalitions
au chapitre du budget et des politiques peuvent provoquer la chute de la
coalition gouvernementale. Ceci amène à son tour les petits partis à
monter les enchères quant à leurs exigences de compensation lorsqu’ils
transigent avec les partis initiant les coalitions.
En somme, il existe trois raisons, fondées d’un point de vue
théorique, et pouvant laisser croire que les changements pourraient avoir l’effet
contraire au but visé. Au lieu de réduire la fragmentation au sein du
gouvernement et de diminuer le pouvoir de négociation des petits partis, la
nouvelle loi électorale pourrait accroître la fragmentation ainsi que le
pouvoir des petits partis, notamment les partis religieux. Premièrement, la
nouvelle loi institutionnalise davantage les occasions qui s’offrent aux petits
partis de négocier avec les candidats au poste de premier ministre et par la
suite avec le premier ministre élu. Pour augmenter leurs chances de gagner, les
candidats vont promettre une variété de « cadeaux » aux petits partis
en échange de leur soutien au premier et second tour aussi bien que durant le
processus de formation de la coalition. Deuxièmement, la nouvelle règle
inverse l’incitatif donné aux électeurs de voter stratégiquement en faveur des
grands partis du bloc de la Knesset. Inévitablement, les grands partis perdront
des sièges à la Knesset, réduisant considérablement la probabilité qu’un grand parti
obtienne un noyau important de députés lui permettant de poursuivre des
politiques relativement cohérentes. En outre, les partis formant la coalition
devront compter sur davantage de partenaires pour former et maintenir des
coalitions gouvernementales. Ceci viendra accroître à la fois la fragmentation
au sein du gouvernement de coalition et les récompenses pour les petits partis.
Enfin, la nouvelle loi compromet le rôle de la procédure du vote de défiance, portant
atteinte à la capacité de gouverner des coalitions et à l’efficacité des
oppositions parlementaires.