De nos jours, en Asie centrale, les élections relèvent tout
autant du théâtre politique que des luttes pour accéder aux fonctions
politiques. Après l’éclatement de l’Union Soviétique à la fin de 1991, la plupart
des pays de la région sont passés vers un régime
autoritaire sous la direction d’un seul homme ou à la guerre civile. Les élections semi-concurrentielles tenues
dans les derniers mois de l’Union soviétique ont fait place aux élections par
acclamation dans les premières années d’indépendance, avec le pouvoir politique
de plus en plus centralisé entre les mains des présidents fondateurs des
républiques. Pendant un certain temps, il semblait que le Kirghizistan pourrait
résister à la tentation de l’autoritarisme, mais vers le milieu des années
1990, son président avait commencé à limiter la capacité de la société à tenir
l’État et ses représentants responsables.
L’élection qui a porté au pouvoir Askar Akaev à titre de
premier président illustre le rôle que peut jouer l’évolution des règles pour déterminer
les résultats électoraux. Vers la fin de l’ère soviétique, il revenait aux
parlements de choisir le chef de l’État, le président du Soviet suprême, de
chaque république. Au Kirghizistan, la loi électorale stipulait que si le
Parlement n’arrive pas à produire un gagnant après deux tours de scrutin, tous
les candidats sont disqualifiés. En octobre 1990, cette bizarrerie dans la réglementation
électorale a permis à Askar Akaev, homme peu considéré, loyal à Mikhaïl Gorbatchev
et opposé aux forces dominantes conservatrices du Parti communiste-kirghize – de
remporter, au tour suivant, l’élection parlementaire pour accéder au poste de
chef de l’État de la République kirghize. L’année suivante, le Kirghizistan,
comme la plupart des autres républiques soviétiques, a mis en place les
élections au suffrage direct pour une présidence nouvellement définie dont les
pouvoirs supplantaient ceux du Parti communiste qui était alors en voie de s’effondrer.
En octobre 1991, quelques semaines seulement avant l’accession du Kirghizistan à
la souveraineté nationale, Askar Akaev a remporté sans opposition l’élection à la présidence. Il a remporté
les deux élections présidentielles suivantes en décembre 1995 et en octobre
2000 au premier tour, par une forte majorité, et ce, en dépit de rapports faisant
état de violations généralisées au cours des deux élections.
Les règles régissant les élections présidentielles au
Kirghizistan sont un mélange d’éléments traditionnels et non conventionnels.
Les élections ont lieu tous les cinq ans et sont décidées par un système
majoritaire à deux tours : si aucun candidat n’obtient la majorité absolue
au premier tour, les deux candidats ayant obtenu le plus de votes passent au
deuxième tour et celui qui obtient le plus de votes est déclaré élu. De
nouvelles élections doivent être convoquées si moins de 50 % de l’électorat
se présente, et ce, tant au premier tour qu’au second tour. Les présidents ne
peuvent servir plus de deux mandats, bien que la Cour constitutionnelle au
Kirghizistan, contrairement à son homologue de la Fédération russe, ait fait
une exception pour le président en exercice en stipulant que son premier mandat
ne comptait pas parce que celui-ci a commencé avant l’inscription de la limite
de deux mandats dans la Constitution de 1993.
Pour briguer la présidence, un candidat doit avoir au moins
35 ans et moins de 65 ans. Les candidats doivent aussi satisfaire à plusieurs autres
exigences. Premièrement, ils doivent subir un examen de la Commission de la
langue afin de s’assurer qu’ils ont la maitrise du kirghize, la langue de l’État.
Élaborée en vue de décourager les Russes et les Kirghizes assimilés à la Russie
de briguer la présidence, l’application de cette exigence à l’élection de 2000 a mené à l’exclusion de
Feliks Koulov, le plus important opposant du président Akaev. Deuxièmement, ils
doivent payer avec leur propre argent une caution équivalente à 1 000 fois le
salaire mensuel minimum, soit pour l’essentiel les revenus de toute une vie d’une
personne pauvre. Cette caution est remise au candidat s’il obtient au moins 10 %
des votes. Des propositions ont été débattues au Parlement afin de hausser ce
taux à 15 %. Un autre obstacle est l’exigence que les candidats recueillent
50 000 signatures, dont au moins 3 % doivent provenir de chacun des
huit territoires du pays – une disposition visant à s’assurer qu’un président a
un soutien adéquat, tant du Nord et que du Sud, deux régions où des différends
entre les élites ont cours depuis quelques années.
La relative stabilité des règles régissant les élections
présidentielles au Kirghizistan contraste avec les changements fréquents du
système électoral parlementaire. Les plus spectaculaires sont peut-être ceux
apportés à la taille et à la structure du Parlement. Le Kirghizistan
indépendant a hérité de l’ère soviétique un Parlement unicaméral de 350 députés
élus en février 1990 sous un système de scrutin uninominal en utilisant un
système de vote à deux tours. À la suite de modifications constitutionnelles
intervenues par référendum en 1994 – privilégiant de renforcer les pouvoirs du
président aux dépens de ceux du Parlement unicaméral – ce dernier a été remplacé
par un système bicaméral avec 60 députés à l’Assemblée législative et 45 à l’assemblée
des représentants du peuple. Lors des élections législatives de février 1995 et
de février 2000, la totalité de l’assemblée des représentants du peuple et 45
membres de l’Assemblée législative ont été élus dans 45 circonscriptions uninominales
à l’aide du système de scrutin à deux tours. Les 15 autres membres de l’Assemblée
législative ont été élus sous le système de représentation proportionnelle à
listé fermée et à l’échelle d’une circonscription nationale unique avec un
seuil officiel d’admissibilité de 5 %, signifiant que les partis devaient
obtenir au moins 5 % du total des votes au niveau national pour être
représentés au Parlement. Pour les 15 sièges de RP, chaque parti avait le droit
de présenter une liste de 30 personnes, et au cas où les candidats de la liste se
présenteraient aussi dans les circonscriptions uninominales et l’emporteraient,
on retirerait leurs noms de la liste du parti.
En réduisant le nombre de députés de 350 à 105 – une mesure expressément
conçue pour dégager des économies, on a facilité le contrôle du Parlement par
le président en triplant la taille des circonscriptions uninominales et
réduisant ainsi la capacité des petits partis à remporter des sièges. La
présence de quelques sièges découlant de la RPSL dans le nouveau Parlement n’a
guère contribué à compenser les désavantages occasionnés aux petits partis par
un Parlement de taille réduite.
En outre, les élections postcommunistes ont donné lieu à des
parlements dont la composition diffère considérablement de celle des assemblées
législatives soviétiques où les choix étaient faits sans discussion. Le contrôle
du Parti communiste sur la nomination des candidats avait fonctionné de manière
à créer des organismes où ceux qui satisfaisaient au processus d’approbation constituaient
un large échantillon de la
société. En revanche, les assemblées postcommunistes au
Kirghizistan ont été presque exclusivement de sexe masculin avec un nombre indu
de dirigeants et de nouveaux riches.
Puis, une fois de plus, le Kirghizistan a modifié les règles
des élections législatives. En vertu des changements apportés à la Constitution
et adoptés par référendum en février 2003, les 105 membres de l’assemblée
bicamérale seraient remplacés à la prochaine élection parlementaire par une
assemblée unicamérale composée de 75 membres. La nouvelle loi électorale de janvier
2004, critiquée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Kirghizistan, prévoit
que les 75 députés sont élus dans des circonscriptions uninominales au moyen d’un
système majoritaire à deux tours. Avec cette réduction accrue de la taille de l’assemblée
et de l’abandon des sièges octroyés à partir des listes des partis, il est fort
probable que la représentation des minorités en souffrira encore une fois; cela
a aussi pour effet d’accroître l’influence de l’exécutif sur le législatif et d’émasculer
un système de partis déjà fragile. Il peut également renforcer l’importance
politique des régions en accordant aux dirigeants du parti central une moins grande
influence sur la sélection des candidats.
Puisque le petit nombre de sièges dans les récents
parlements a donné lieu à de grandes circonscriptions électorales, il a été plus
facile pour les ethnies kirghizes de remporter des sièges que pour les membres
des minorités ethniques. Si la majorité ethnique kirghize est désormais
surreprésentée au Parlement, les importantes minorités ouzbek, russe et
allemande sont largement sous-représentées. En particulier, le nombre de sièges
que détiennent les Ouzbeks représente moins de la moitié de leur pourcentage au
sein de la population du pays.
Ces dernières années, l’opposition politique au Kirghizistan
a eu de plus en plus de difficulté à participer aux élections présidentielles
et parlementaires. L’attitude déférente du pouvoir judiciaire, de la Commission
électorale et de la Commission linguistique envers l’autorité présidentielle a
conduit à des poursuites sélectives et à l’exclusion de candidats aux
élections. En outre, l’influence du président sur les médias empêche l’opposition
de mener des campagnes efficaces. Par exemple, lors de l’élection
présidentielle de 2000, le président Akaev a eu droit à près de 10 heures de
couverture sur la chaîne nationale de télévision KTR, alors que son principal
adversaire a eu moins de cinq minutes. L’une des rares sources d’information
indépendante sur les campagnes électorales, la presse étrangère, est menacée de
sanctions juridiques si elle critique les candidats établis. Les irrégularités au
chapitre du vote sont également très répandues. La tenue des élections ainsi
que l’évolution des règles électorales ont empêché le développement de la
concurrence politique au Kirghizstan.
Pour la majeure partie de la première décennie suivant l’indépendance,
les élections aux assemblées représentatives qui ne sont pas de niveau national
ont été organisées avec les circonscriptions uninominales en utilisant un
système de scrutin à deux tours. Cependant, depuis 1999, les élections aux
assemblées régionales et locales sont menées avec des circonscriptions
plurinominales à l’aide du scrutin à vote unique non transférable. Bien que les
gouverneurs des sept régions du pays soient toujours nommés par le président,
les dirigeants des villes, des districts et des villages sont désormais choisis
par les membres des assemblées locales. La seule exception à cette tendance est
la capitale, Bichkek, où le maire est élu au suffrage direct.
Comme en Géorgie et en Ukraine, ultimement, la manipulation
des règles électorales et la tenue des élections ont fait perdre aux élections leur
légitimité propre. Ceci a contribué à la révolution du 24 mars 2005 au
Kirghizistan qui a renversé la présidence Akaev et mis sous examen le Parlement
nouvellement élu et tout le système des règles électorales.