Pour les personnes concernées par la liberté des médias, il n’y a pas de question plus épineuse que celle des « propos haineux ». Cette expression est généralement utilisée pour faire référence à l’incitation à la haine nationale, raciale, religieuse ou autre. La question est essentiellement de déterminer dans quelle mesure il est approprié ou acceptable de restreindre le droit à la liberté d’expression lorsque les opinions exprimées encouragent à limiter ou à enfreindre les droits d’autrui.
L’un des problèmes est qu’il peut s’agir uniquement d’une question de point de vue. Ce qui est perçu comme un propos haineux pour certains peut, pour d’autres, représenter un point de vue légitime. Il y a donc une réticence générale à imposer des restrictions sur ce qui peut être dit.
Ce dilemme s’intensifie encore davantage en période électorale, et ce pour deux raisons :
- c’est précisément lors d’une élection que des opinions politiques doivent s’exprimer. Imposer des restrictions sur l’expression de ces opinions peut éventuellement limiter non seulement le droit à la liberté d’expression, mais également le droit à une participation démocratique ;
- D’autre part, en raison du climat extrêmement tendu qui règne lors d’une campagne électorale, des propos incendiaires peuvent avoir pour effet d’inciter des personnes à la violence, bafouant par conséquent le droit d’autrui à la liberté démocratique et la liberté d’expression.
Ces questions sont encore plus difficiles à gérer dans les pays où des conflits règnent entre des communautés ou des groupes ethniques, et où les médias sont soupçonnés d’attiser ces conflits. C’est pourquoi, par exemple, la question des propos haineux a suscité beaucoup d’intérêt lors des élections bosniaques en 1998 ; les médias de tous bords ont joué un rôle considérable dans l’incitation aux conflits qui ont conduit à l’éclatement de la Yougoslavie.
Les violences qui ont suivi les élections de 2008 au Kenya ont quant à elles été aggravées par des problèmes historiques de longue date, débouchant sur des violences interethniques. Toutefois, les médias ont également été accusés d’attiser les tensions dans ce contexte (un journaliste a même été poursuivi par la Cour pénale internationale pour son rôle présumé). Le pays a par la suite adopté une loi sur la cohésion nationale et l’intégration (National Cohesion and Integration Act) en vertu de laquelle un certain nombre de personnes ont été inculpées pour propos haineux. Cette loi et d’autres lois connexes ont suscité les critiques de certains milieux jugeant qu’elles portaient gravement atteinte à la liberté d’expression et entraînaient un risque de dérive vers une censure grandissante.
Le problème de la diffamation est semblable à celui des propos haineux en ce que la liberté d’expression peut légitimement être limitée pour protéger les droits d’autrui. Pourtant, en période de campagne électorale, leurs conséquences collectives diffèrent. Les débats musclés, parfois même blessants, font partie d’une campagne démocratique. La jurisprudence internationale et comparée a clairement montré que les politiciens, en particulier les élus, doivent avoir une solide carapace et qu’ils doivent bénéficier d’une protection moindre (et non plus importante) que les citoyens ordinaires. Du point de vue des médias dans une campagne électorale, la similitude manifeste entre diffamation et propos haineux réside dans la question de savoir qui sera tenu pour responsable de la déclaration illégale : les médias ou la personne ayant prononcé les paroles qu’ils rapportent.
Droit international et droit comparé
Ni le droit international ni l’expérience des divers tribunaux nationaux n’apportent de réponse définitive sur la façon de trouver le juste équilibre entre la liberté d’expression et la protection des droits d’autrui. C’est précisément parce que c’est une question d’équilibre qu’il faut tenir compte des circonstances nationales et locales, ainsi que du contexte précis.
Les traités internationaux fournissent une base claire pour criminaliser l’incitation à la haine ou à la discrimination. Dans des situations extrêmes, comme celle de la Radio-Télévision Libre des Collines au Rwanda, une chaîne de radio qui incitait au génocide, des journalistes ont été reconnus coupables de crimes contre l’humanité par un tribunal international.
Toutefois, pour trouver ce juste équilibre, la tendance générale a été d’encourager que de nombreuses voix s’élèvent pour contrecarrer l’effet des propos haineux, plutôt que d’interdire l’expression de points de vue controversés ou odieux. L’expérience a montré que les lois interdisant les propos haineux sont souvent utilisées de façon beaucoup plus large que leur objectif apparent. De fait, c’est dans le régime de l’apartheid en Afrique du Sud que l’on trouvait le plus grand nombre de lois interdisant l’incitation à l’hostilité raciale. Invariablement, les victimes de ces lois étaient des noirs.
La plupart des pays qui se sont penchés sur cette question tendent à interdire les propos haineux seulement lorsqu’ils constituent une incitation directe à la violence. Ce concept en lui-même est difficile à définir, mais défend l’idée que, pendant les campagnes électorales, personne ne peut être pénalisé pour avoir exprimé ses opinions, sauf si cela porte atteinte aux droits d’autrui.
Responsabilité des médias
La notion de propos haineux appliquée aux médias dans le cadre d’élections concerne en réalité deux problématiques distinctes :
- la diffusion par les médias d’incitations à la haine exprimées par les politiciens en campagne électorale ;
- l’incitation à la haine provenant des médias eux-mêmes.
Dans le premier cas, le consensus international qui se dessine clairement est de dégager les médias de toute responsabilité pour avoir diffusé les commentaires des politiciens, uniquement pendant la durée de la campagne électorale. Un journaliste ou un organe de presse est par conséquent protégé contre toute poursuite civile ou pénale pour avoir rapporté les commentaires d’un politicien constituant une incitation à la haine. Mais cela ne dégage pas pour autant le journaliste de sa responsabilité professionnelle, qui consiste à contrebalancer ces déclarations avec des faits ou propos contraires.
Tentatives de réglementation
Lorsque les médias eux-mêmes tiennent directement des propos haineux, surtout lorsqu’ils constituent une incitation à la haine, ils ne peuvent évidemment pas s’attendre à être exonérés de toute responsabilité. Dans ces cas précis, l’organisme de réglementation devrait suivre de près le média en question, ce qui crée des problèmes sur le plan pratique et éthique. Comment peut-il, par exemple, faire la distinction entre le fait de rapporter de façon irresponsable ou pernicieuse des propos violents et le fait d’adhérer ouvertement à ces propos ?
Comme dans beaucoup d’autres situations, la distinction entre le contenu éditorial et non éditorial est importante. Le contenu non éditorial, principalement des messages de toutes sortes en accès direct, échappe au contrôle des médias eux-mêmes, car il est transmis tel quel par les partis politiques. L’organisme de réglementation doit déterminer dans quelle mesure il juge bon de vérifier le contenu des sujets en accès direct ou s’il tout simplement s’il est effectivement nécessaire de le faire.
Ces cas précis mettent clairement à l’épreuve les limites de la liberté d’expression et montrent comment ces dilemmes sont exacerbés en période électorale.