La sécurité du personnel et des propriétaires des médias est essentielle pour assurer le bon déroulement des processus démocratiques. Les attaques à l’encontre des journalistes et des médias ne font pas du tort qu’aux personnes visées, mais aussi à l’ensemble de la communauté médiatique. Et lorsque les médias sont un porte-parole public, faire taire les médias signifie réduire le public au silence. Ces attaques à l’encontre les médias prennent diverses formes. Les journalistes peuvent être censurés de façon explicite par le retrait des licences, des interdictions de publication, des peines d’emprisonnement et d’autres moyens. Ils peuvent également subir des pressions et se sentir obligés de s’autocensurer en modifiant le contenu des informations traitées ou en choisissant tout simplement de ne pas couvrir certains événements ou certaines questions. Le licenciement ou la menace d’un licenciement de collaborateurs des médias à des fins politiques ou personnelles est une attaque fréquente, bien que rarement mise en lumière. Les journalistes peuvent par ailleurs se sentir obligés de couvrir des sujets qui les dérangent. Par exemple, selon une interview publiée dans un rapport sur les médias au Kenya,
« Des informations incendiaires sont parfois diffusées, car les stations n’ont pas les compétences pour traiter des sujets controversés. » En outre, les journalistes au Kenya ne bénéficient pas d’une bonne protection juridique…« si un puissant politicien entre et demande du temps d’antenne, qui osera dire « non » ? »[i]
La violence dirigée contre les journalistes et les médias peut prendre de nombreuses formes, y compris des arrestations, des passages à tabac, des viols et des meurtres. Elle peut aussi se traduire par des violences ou la manipulation de membres de la famille, des incendies criminels ou la destruction de bureaux ou d’équipements, la confiscation du matériel et des attaques à l’encontre des sources d’information. Dans de nombreux contextes, les femmes journalistes sont confrontées à des situations sécuritaires sensiblement différentes et exposées à un risque plus élevé de violence sexuelle. Les journalistes risquent de dévoiler involontairement des informations précieuses et sensibles par l’accès de tierces personnes aux ordinateurs, mémoires externes, téléphones, etc. Outre la surveillance des messages texte, courriels et appels téléphoniques, les auteurs des attaques (gouvernement ou autre) utilisent des logiciels malveillants (téléchargés via de faux liens ou des pièces jointes à des courriels, par exemple) pour suivre les activités de la victime et permettre aux malfaiteurs d’identifier les sources ou les conspirateurs. Des logiciels sont également parfois utilisés pour accéder à des informations sur du matériel confisqué et, dans certains cas, aucun logiciel n’est même nécessaire. Par exemple :
[en 2011], le journaliste britannique et réalisateur Sean McAllister a rencontré un jeune dissident et expert en informatique âgé de 25 ans à Damas, répondant au pseudonyme de « Kardokh ». Columbia Journalism Review rapporte que Kardokh a accepté de réaliser une interview filmée, étant entendu que McAllister flouterait son visage avant la diffusion des images. Mais en octobre 2011, des agents des forces de sécurité syriennes ont arrêté McAllister et saisi son ordinateur portable, son téléphone portable, son appareil photo et la vidéo pour son documentaire, y compris les images et coordonnées pouvant permettre d’identifier les militants qu’il avait interviewés. Lorsque Kardokh a appris que McAllister avait été arrêté, il a immédiatement fait ses valises et s’est enfui au Liban. Kardokh a indiqué que plusieurs des militants qu’il avait mis en contact avec McAllister avaient été arrêtés et qu’au moins l’un d’entre eux avait disparu. »[ii]
En plus des attaques ciblées dont ils sont victimes, les journalistes se mettent eux-mêmes souvent au cœur de situations sensibles ou instables, comme des élections de transition. Ils subissent couramment des violences dans le cadre d’émeutes, de guerres et de conflits, avec le plus souvent peu, voire aucune protection de la part des autorités. Au cours de l’année 2007, l’une des années les plus meurtrières pour les journalistes, au moins dix-huit journalistes ont été tués alors qu’ils couvraient des guerres ou réalisaient des missions dangereuses. Au moins 51 autres ont été assassinés cette même année alors au cours de reportages sur la corruption, les droits de l’homme et d’autres sujets[iii].
Chaque année, Reporters sans frontières publie un classement de la liberté de la presse, une compilation des attaques à l’encontre du personnel des médias à travers le monde. Pour la période 2011/2012, les pays occupant la fin de ce classement étaient le Turkménistan, la Corée du Nord et l’Érythrée[iv]. Le gouvernement de l’Érythrée – lanterne rouge du classement –, dirigé par le Président Issaias Afewerki, a continué d’étouffer toute liberté des médias par des arrestations systématiques et des meurtres de journalistes. En août 2012, 32 journalistes au moins étaient toujours en prison. Certains sont incarcérés depuis plus de 10 ans et aucun d’entre eux n’a fait l’objet d’une inculpation ni d’un procès[v].
Des pays comme l’Iran et la Chine, le Viet Nam, le Soudan, la Birmanie et le Bélarus suivent de près, affichant un bilan catastrophique concernant la sécurité et la liberté des médias. La violence à l’encontre des médias a été étroitement liée aux mouvements pour un changement démocratique et des élections libres et équitables, par exemple les soulèvements du printemps arabe[vi].
Au moment de la rédaction de cet article, aucune statistique exhaustive sur les attaques que subissent les journalistes à travers le monde pendant les élections n’était disponible. Pourtant, si l’on se penche sur les données de chacun des pays et sur les statistiques sur les membres du personnel des médias tués alors qu’ils couvraient des questions politiques, il en ressort clairement que les campagnes électorales sont l’une des périodes les plus dangereuses pour les médias[vii]. En outre, les attaques pendant les élections sont souvent subtiles, dissimulées ou intentionnellement confuses, car leurs auteurs craignent de perdre alors le soutien de l’opinion publique. En d’autres termes, les attaques contre les journalistes seront souvent injustement mises sur le compte de violences ou de causes sans rapport avec les élections. Il peut également s’agir d’une période pendant laquelle les gouvernements hésitent à combattre ce climat d’impunité de peur de perdre le soutien politique ou de déclencher des troubles. En effet, l’impunité augmente souvent de façon drastique en période électorale.
À l’approche des élections de 2011 en République démocratique du Congo, par exemple, le nombre d’attaques subies par les journalistes a augmenté de façon spectaculaire. Bon nombre de ces attaques ont été perpétrées par des candidats et militants qui, mécontents de la couverture des leaders et candidats de l’opposition, ont choisi de ne pas utiliser leur droit de réponse, mais plutôt de s’en prendre aux journalistes eux-mêmes[viii].
L’une des pires attaques de l’histoire à l’encontre des médias était en rapport avec les élections : en 2009, dans la ville d’Ampatuan, dans le Sud des Philippines, 57 personnes ont été massacrées, dont 32 journalistes. Les victimes accompagnaient un convoi de partisans d’un politicien local qui souhaitait se présenter comme candidat aux conseils provinciaux. Pour soutenir un rival local (le maire), des tireurs ont attaqué le convoi et se sont débarrassés des corps dans des fosses communes[ix]. L’impunité continue de faire régner la peur parmi les médias et les populations en général dans la région, car des témoins ayant survécu sont assassinés à mesure que le procès avance[x].
Les journalistes sont non seulement la cible directe d’attaques, mais ils sont aussi souvent victimes de violence électorale plus généralisée, telles que les émeutes, voitures piégées ou attaques à la roquette visant les bureaux de vote ou les transports de documentation électorale sensible. À titre d’exemple, au début de l’année 2012, une centaine de journalistes indiens ont été attaqués par quelque 4 000 électeurs furieux des résultats des élections. Les journalistes ont été contraints de s’enfermer dans une école pendant plusieurs heures jusqu’à ce que les violences cessent[xi].
La période qui suit immédiatement les élections peut aussi être extrêmement dangereuse pour les journalistes, comme en témoigne la répression contre les médias indépendants après la prise de pouvoir du Président Yoweri Museveni suite aux élections de février 2011 en Ouganda[xii]. La répression des journalistes pendant la période qui a suivi les élections présidentielles de juillet 2012 au Mexique a aussi été particulièrement brutale[xiii].
Étant donné le rôle vital que jouent les médias pour garantir l’équité et la transparence du processus électoral et l’effet potentiellement dévastateur de la sécurité sur ce rôle, il est essentiel que les médias disposent des outils, des connaissances et des ressources nécessaires pour se protéger au mieux lorsqu’ils couvrent des élections. Dans les pays en développement, la sécurité des médias est un aspect important des initiatives de développement des médias, car selon le guide de sécurité des journalistes du Comité pour la protection des journalistes, « [p]rès de neuf sur 10 décès liés à l’exercice du journalisme depuis 1992 ont impliqué des journalistes locaux couvrant l’actualité dans leurs pays d’origine… Et plus de 95 % des journalistes emprisonnés dans le monde sont des reporters, des photojournalistes, des blogueurs et des responsables de médias locaux… »[xiv]. Surtout, les journalistes doivent comprendre qu’ils ont le droit de refuser des missions à risque.
La sécurité des journalistes exige d’adopter des mesures de préparation élémentaires et de suivre une formation aux premiers secours. Les agences de développement des médias, agences de sécurité et/ou organismes de gestion électorale (ou autres parties prenantes) doivent proposer des cours de formation qui couvrent les éléments suivants :
- précautions sanitaires (y compris les vaccins nécessaires et les coordonnées des établissements de santé dans la région) ;
- formation aux premiers secours ;
- formation en sécurité dans les situations de conflit (y compris les fusillades, barrages routiers et enlèvements) et zones de guerre ;
- conseils en matière de sécurité concernant la réalisation de reportages dans de grandes foules et la compréhension des soulèvements populaires ;
- instruments disponibles en cas de détention et d’arrestation ;
- formation de sensibilisation aux mines et munitions non explosées ;
- outils de communication pour les journalistes exerçant sur le terrain ;
- consignes de sécurité pour les femmes journalistes réalisant des reportages dans des environnements conservateurs ou dans lesquels les femmes sont les cibles d’agression ;
- outils de gestion du stress traumatique ;
- conseils pour fournir et recevoir un débriefing après la mission.
La sécurité des médias exige également que le personnel des médias développe une conscience aiguë de l’environnement sociopolitique et des éventuelles instabilités. Le professionnalisme peut aussi être un facteur important de la sécurité des médias, car ces derniers peuvent souvent involontairement (ou volontairement) inciter à une recrudescence de la violence ou de l’insécurité, par des reportages inexacts ou incendiaires.
Les organismes de gestion électorale (OGE) doivent élaborer des politiques et des lignes directrices sur la sécurité des médias dans le processus électoral, y compris en informant le personnel électoral (notamment le personnel des centres de vote) des droits des médias, de leur présence et de leur sécurité. Si besoin, les OGE doivent se mettre en relation avec des agences de sécurité afin de prendre toute mesure spéciale nécessaire pour protéger le personnel des médias présents sur les sites électoraux. Les OGE, les agences de développement des médias et les donateurs doivent coordonner leur action pour garantir la fourniture de fonds et de ressources adéquats pour la sécurité des journalistes (de plus amples informations sur la formation et le professionnalisme des médias sont disponibles dans le chapitre Développement des médias.)
Toutefois, au final, toutes les parties prenantes doivent concerter leurs efforts de sensibilisation et d’engagement afin de garantir un cadre législatif entièrement favorable à la liberté et aux droits des médias, ainsi que d’assurer que les gouvernements et systèmes nationaux disposent des ressources nécessaires, et de la volonté, pour mettre en œuvre ce cadre.
Toute attaque physique ou atteinte à l’encontre d’un journaliste est susceptible d’être un crime en vertu du droit commun national. Il existe également des obligations relevant du droit international pour la protection des journalistes (voir la section sur la protection de la sécurité des médias dans le chapitre Droit international relatif aux médias et aux élections). Compte tenu de l’importance particulière des médias dans les élections, certains pays créent des infractions spécifiques concernant les attaques contre les journalistes en période électorale.
Toutefois, le message explicitement transmis à tous ceux qui prennent part aux élections est tout aussi important que ce que stipule la loi. Les organisations de journalistes, telles que la Fédération internationale des journalistes, recommandent généralement aux gouvernements (et autorités électorales) d’émettre une déclaration publique claire au début de la campagne électorale, informant l’ensemble des partis et organismes chargés de l’application des lois que les médias sont un élément essentiel du processus démocratique et que quiconque empêche des journalistes de faire leur métier devra faire face à toute la rigueur de la loi. Bien entendu, les dangers auxquels sont confrontés les journalistes ne se limitent pas à des militants de partis trop enthousiastes – ils sont souvent menacés par des agents de la force publique formés aux méthodes dictatoriales, d’où l’importance d’instructions publiques claires et la nécessité de leur mise en application (les attaques font l’objet d’une enquête approfondie et les auteurs sont traduits en justice).
Les codes de conduite des partis politiques sont un outil parfois utilisé dans des situations où des violences pourraient avoir lieu. Ces codes devraient également comporter un énoncé clair sur l’importance des médias dans le processus électoral et sur la nécessité de ne pas les attaquer.
La protection physique des journalistes peut s’avérer plus difficile, car une présence policière envahissante peut interférer avec la liberté des médias de recueillir des informations. Toutefois, les agents de la force publique doivent également avoir reçu des instructions sur leur responsabilité de protéger, physiquement si nécessaire, les journalistes contre toute attaque. (De plus amples informations sur les droits des médias et les cadres législatifs sont disponibles dans Cadre législatif des médias.)
Les ressources suivantes sont des sources d’information sur les statistiques des attaques perpétrées à l’encontre des journalistes et des consignes de sécurité pour les journalistes.
Le site Internet du Comité pour la protection des journalistes, (http://www.cpj.org/fr/) fournit des statistiques (y compris le classement par pays à l’Indice de l’impunité), des rapports et des informations sur les attaques contre les journalistes du monde entier chaque année (http://www.cpj.org/killed/2012/). Il propose également des rapports détaillés et des activités de sensibilisation en faveur de la liberté des médias. Le Guide de sécurité des journalistes est un manuel qui couvre l’actualité dans les situations dangereuses et comporte des informations sur la sécurité numérique : (cpj.org/security/guide_fr.pdf)
Reporters sans frontières (http://fr.rsf.org/), organisation de défense de la liberté et la sécurité des journalistes, propose tous les ans un classement de la liberté de la presse, (http://fr.rsf.org/press-freedom-index-2011-2012,1043.html) qui répertorie année après année les pays en fonction de leurs résultats en matière de sécurité des journalistes. Le Guide pratique du journaliste de Reporters sans frontières propose, pour leur sécurité, des conseils aux journalistes qui se rendent dans des zones dangereuses (http://fr.rsf.org/le-guide-pratique-du-journaliste-12-04-2007,21667.html).
L’Institut international de la presse (http://www.freemedia.at/home.html) est un réseau de professionnels des médias dédié à la promotion de la liberté de la presse et de la sécurité des journalistes.
[i] Citation de Keith Somerville, conférencier spécialiste du journalisme à la Brunel University au Royaume-Uni, tel que cité dans : Linawati Sidarto, « ICC – Kenya: the role of media in hate crimes »,International Justice Desk, 5 avril 2011, http://www.rnw.nl/africa/article/icc-kenya-role-media-hate-crimes
[ii] Eva Galperin, « Don’t get your sources in Syria killed », Comité pour la protection des journalistes, blogueur invité, 21 mai 2012, http://cpj.org/security/2012/05/dont-get-your-sources-in-syria-killed.php
[iii] « Yearly statistics 2007 », Comité pour la protection des journalistes, consulté le 16 août 2012, http://www.cpj.org/killed/2007/
[iv] « Classement de la liberté de la presse 2011/2012 », Reporters sans frontières, consulté le 16 août 2012, http://fr.rsf.org/press-freedom-index-2011-2012,1043.html
[v] « Detained Eritrean journalist admitted to hospital in serious condition », Reporters sans frontières, avril 2012, http://en.rsf.org/erythree-detained-eritrean-journalist-06-04-2012,42276.html
[vi] « Classement de la liberté de la presse 2011/2012 », Reporters sans frontières, consulté le 16 août 2012, http://fr.rsf.org/press-freedom-index-2011-2012,1043.html
[vii] Pour le détail des sujets couverts par les victimes appartenant aux médias, de 1992 à aujourd’hui, voir Comité pour la protection des journalistes, http://www.cpj.org/killed/2012/
[viii] « Attacks on Journalists on the Increase Since Start of the Election Campaign », Reporters sans frontières, 4 novembre 2011, http://en.rsf.org/democratic-republic-of-congo-attacks-on-journalists-on-the-04-11-2011,41343.html
[ix] Alia Ahmad, « CPJ’s Press Freedom Awards remember Maguindanao », Comité pour la protection des journalistes, 24 novembre 2010, http://cpj.org/blog/2010/11/cpjs-press-freedom-awards-remember-maguindanao.php#more
[x] Bob Dietz, « Third witness to Maguindanao massacre killed » Comité pour la protection des journalistes, 1er juin 2012, http://cpj.org/blog/2012/06/third-witness-to-maguindanao-massacre-killed.php
[xi] « Crowd Attacks Indian Journalists Covering Elections » Comité pour la protection des journalistes 6 mars 2012, http://cpj.org/2012/03/crowd-attacks-indian-journalists-covering-election.php
[xii] Grace Natabaalo, « Uganda falls dramatically in press freedom rankings »
African Centre for Media Excellence, 25 janvier 2012, http://www.acme-ug.org/news/item/200-uganda-falls-dramatically-in-press-freedom-rankings
[xiii] A. Jay Wagner, « One Month After Mexico’s Presidential Elections, Attacks on Journalists and Media Continue », Institut international de la presse, 31 juillet 2012, http://www.freemedia.at/home/singleview/article/one-month-after-mexicos-presidential-elections-attacks-against-journalists-and-media-continue.html
[xiv] Frank Smyth, Guide de sécurité des journalistes : Couvrir l’actualité dans un monde dangereux changeant, (Comité pour la protection des journalistes, 2012), p. 5 et 6,cpj.org/security/guide_fr.pdf