Les objectifs de l'inscription des électeurs
Lors d'une discussion fort utile à propos du processus d'inscription des électeurs, William Kimberling énonce trois raisons principales pour justifier l'inscription des électeurs :
- éviter la fraude électorale;
- identifier tous les électeurs qui ont qualité d'électeur;
- soutenir les autres fonctions du système électoral.
Le dernière raison comprend la reconnaissance des partis politiques, le découpage des circonscriptions électorales, la détermination du nombre des bureaux de vote et de leur emplacement, le calcul du nombre de bulletins de vote qu'il faut imprimer et la communication des renseignements aux électeurs.35
Toutes ces raisons traditionnelles ont été plus ou moins importantes d'une période, selon l'endroit ou les circonstances. Cependant, toutes ont joué un rôle important dans l'adoption de procédures pour l'inscription des électeurs. La présente section examine l'élaboration des systèmes d'inscription des électeurs au fil du temps et accorde une attention particulière à leur origine.
L'inscription des électeurs dans la Grèce ancienne
Plusieurs de nos idées modernes relativement à la démocratie ont évolué à partir des expériences antérieures de gouvernements autonomes tels qu'ils existaient à Athènes et à d'autres endroits en Grèce, il y a plus de 1 000 ans. Déjà entre les sixième et quatrième siècles av., la société athénienne créait un système d'inscription des électeurs qui divisait la communauté économique de la communauté politique. La société comprenait trois différentes classes de gens : les citoyens, les étrangers-résidents et les esclaves. Ces trois classes pouvaient participer à la communauté économique même si les biens des esclaves faisaient formellement partie de la propriété des maîtres. Seuls les citoyens pouvaient cependant participer à la communauté politique, la polis. La citoyenneté n'était accordée qu'aux hommes qui avaient atteint l'âge de la majorité, soit apparemment 18 ans. En fin de compte, en raison du service militaire obligatoire, le droit de participation dans les affaires de la polis n'était acquis de facto qu'à l'âge de 20 ans.36
Identification des électeurs admissibles
Étant donné la distinction qui existait entre les trois classes de la communauté, et le droit de vote étant accordé aux citoyens mâles seulement, il fallait identifier les citoyens. Par conséquent, le deuxième objectif était atteint puisque tous les citoyens admissibles étaient identifiés. Avant le règne de Kleisthenes, en l'année 510 av., la citoyenneté athénienne était convoitée mais aussi contestée étant donné le haut niveau de mobilité et les droits politiques croissants qui y étaient associés. La citoyenneté était contrôlée par un petit nombre de familles aristocratiques. Kleisthenes a apporté des réformes à la fin du sixième siècle av. qui conféraient la citoyenneté aux descendants des hommes athéniens qui étaient inscrits dans les communautés politiques athéniennes
(demes).37 À la suite de ces réformes, les demes ont été chargés du maintien du registre des membres qui jouissaient du statut de citoyen.38 Un registre des étrangers résidant au pays (metics) était également maintenu. Ce registre servait à faciliter la cueillete des impôts. Étant donné que seuls les citoyens avaient le droit de vote, le registre des citoyens devenait également le registre électoral ou la liste électorale.
Prévention de la fraude
Les citoyens athéniens devaient être présents à l'Assemblée pour voter. Leur nom devait d'abord apparaître au registre des citoyens avant qu'ils puissent faire leur entrée à l'Assemblée. Cette procédure se voulait préventive contre la fraude en empêchant les non-citoyens (c.-à-d. les inadmissibles) de participer aux discussions politiques à l'Assemblée et de voter. De fait, la pénalité imposée aux personnes coupables de fraude électorale étaient très sévères. Les personnes non autorisées qui tentaient de participer aux réunions de l'Assemblée étaient arrêtées et traînées devant une cour de citoyens qui pouvait les condamner à mort.39
Autres raisons justifiant un registre
À travers les temps, un nombre de fonctions gouvernementales administratives sont devenues la responsabilité des demes. Il s'agissait de la reconnaissance et de l'inscription des nouveaux citoyens. Et bien que l'armée athénienne était tribale (elle comptait 10 tribus) plutôt que liée aux demes (il y en avait 139), la conscription ou l'appel des jeunes gens au service militaire obligatoire était sous l'égide du demes, qui utilisaient le registre des citoyens.40 Même à cette époque ancienne de l'évolution démocratique, les documents utilisés aux fins du registre électoral, ou la liste des électeurs, répondaient aux trois raisons qui justifient la tenue de tels registres.
L'inscription des électeurs dans les temps modernes
L'inscription des électeurs, dans les démocraties modernes, a pris un essor en Grande-Bretagne avec l'adoption du Reform Act de 1832.41 Les raisons de cette évolution s'expliquent par l'accroissement de l'urbanisation de la société britannique et de la complexité des lois relativement au droit de vote des citoyens. En 1910, sept groupes avaient le droit de vote : les propriétaires, les citoyens d'honneur d'une ville, les universitaires, les professionnels, les locataires, les fournisseurs de service et les locateurs. Les listes électorales ne servaient d'abord qu'à identifier les électeurs admissibles. Ces listes n'atteignaient vraiment pas leur objectif puisque 25 % des électeurs admissibles ne s'y trouvaient pas.42 Étant donné que le droit de vote en Grande-Bretagne s'est graduellement étendu sur une période de près de 100 ans (1832 à 1918) d'une minime et sélective proportion de l'électorat potentiel à la presque totalité des adultes, le registre électoral, ou la liste électorale, satisfait au deuxième objectif, qui est de prévenir les actes de fraude par l'électorat inadmissible.
L'existence de bourgades corrompues qui ne comptaient que bien peu d'électeurs admissibles prouve cependant l'existence de pratiques politique corrompues.
L'administration des élections s'est grandement améliorée avec l'adoption du Representation of the People Act of 1918. Les gestionnaires du gouvernement local ont été chargés de maintenir les listes électorales. Alors que le 20e siècle tire à sa fin, le système d'inscription en Grande-Bretagne semble être démodé. Il continue à établir une date limite annuelle pour l'inscription. La liste accuse donc un retard de quatre à six mois en tout temps.43 La mobilité toujours croissante de la population et les progrès considérables qu'ont connus d'autres pays dans le maintien d'une liste électorale à jour, ont amené le gouvernement de Westminster à prendre des résolutions en vue d'améliorer l'administration des élections, et plus particulièrement pour examiner des changements à leur système d'inscription des électeurs. Bien qu'il soit encore trop tôt pour connaître la nature exacte de ces réformes, il semble que des changements majeurs seront apportés.
L'expérience américaine de l'inscription des électeurs
Dans les premières années de démocratie représentative, les États-Unis n'utilisaient aucun système formel pour inscrire les électeurs. À l'époque Jacksonenne dans l'histoire politique américaine (années 1820 à 1840), les villes et villages étaient encore assez petits et l'inscription des électeurs était jugée inutile. En général, les administrateurs électoraux venaient des communautés locales, connaissaient tous les électeurs et savaient s'ils demeuraient dans la région. Les bulletins étaient émis sur la base de cette connaissance personnelle et informelle.44
L'évolution vers un système d'inscription des électeurs plus rigoureux aux États-Unis a été influencée largement par trois facteurs. Le premier a été l'urbanisation croissante de la population, faisant que les administrateurs électoraux étaient de moins en moins aptes à connaître personnellement tous les électeurs admissibles de leur district. Le deuxième a été le taux croissant de la population immigrante, plus particulièrement dans les villes du nord, ce qui a contribué à l'influence insidieuse d'une machine politique de plus en plus corrompue. Troisièmement, l'abolition de l'esclavage après la Guerre civile américaine en 1865 a poussé bien des administrations, plus particulièrement dans les États du sud, à chercher des moyens d'empêcher les Noirs de voter et de participer aux élections. Des exigences d'inscription relativement strictes, auxquelles se sont ajoutées les taxes de vote, les tests d'alphabétisation et autres, ont toutes contribué à des exclusions administratives.45
L'inscription comme moyen de limiter la participation de l'électorat
Dans les premières années de l'histoire des systèmes d'inscription aux États-Unis, il semble y avoir eu conspiration afin de limiter le nombre de personnes admissibles à voter. De fait, les soupçons de fraude parmi les populations immigrantes et les partis politiques, ainsi que la volonté de limiter le droit de vote des Noirs devenus admissibles, ont amené l'élaboration d'un système d'inscription des électeurs indépendants aux États-Unis. Teixeira interprétait les lois relatives à l'inscription personnelle adoptées initialement aux États-Unis comme rendant les mécanismes de vote plus difficiles pour bien des Américains. Ces lois empêchaient la participation massive des électeurs en les forçant à franchir une série d'obstacles bureaucratiques pour pouvoir voter.46
Plus récemment, les États-Unis ont fait des progrès considérables dans l'élimination des obstacles à l'inscription et à la participation aux élections. Ironiquement peut-être, la participation politique n'en a pas pour autant augmenté. Les tribunaux américains ont joué un rôle actif dans l'élimination des obstacles à l'inscription pour les Noirs durant les années 1950 et 1960. L'adoption du Voting Rights Act, en 1964, a reçu l'appui du Congrès et de l'administration. Cette loi fédérale progressive exigeait l'inscription de tous les électeurs noirs admissibles. Encore plus récemment, au cours des années 1990, l'adoption du Motor Voter Act (the National Voter Registration Act, 1993) est venue normaliser et simplifier l'inscription des électeurs en l'incorporant à son système d'enregistrement des véhicules. Le système d'inscription des électeurs aux États-Unis a progressé graduellement d'un système tentant d'abord de prévenir la fraude électorale par des exclusions administratives, à un système qui est maintenant conçu de façon à faciliter le vote en identifiant tous les électeurs admissibles, et qui encourage l'inclusion administrative.
L'adoption de procédures d'inscription des électeurs dans toutes les démocraties
Toutes les démocraties qui ont adopté des procédures d'inscription des électeurs ont leurs propres antécédents historiques. La Suède a d'abord mis sur pied un registre civil qui peut être utilisé pour divers programmes socioéconomiques (comme le plan de santé universel et les listes pour taxation) tout autant que pour l'inscription des électeurs. Les nouvelles démocraties qui se manifestent, qu'elles soient en Europe centrale, en Amérique latine, en Asie ou en Afrique, exigent maintenant que leurs administrateurs électoraux examinent les options qui s'offrent à eux lorsqu'ils ont à mettre en place un appareil administratif pour conduire des élections, y compris des mécanismes d'inscription. Selon Jeffrey Fischer de l'International Foundation for Election Systems, les options comprennent les suivantes :
- n'apporter aucun changement au système qu'ils ont hérité d'un régime précédent;
- améliorer le système existant en instaurant des contrôles aux normes internationales;
- établir un système d'inscription, s'il n'en existe pas.47
L'objectif du projet Administration et coût des élections (ACE), et plus particulièrement celui de la présente section sur l'inscription des électeurs, est de fournir des conseils sur l'approche à prendre pour examiner ces questions et sur certains aspects précis des options administratives et de leurs répercussions. Aucun système n'est une panacée universelle. Il faut étudier chaque cas à sa juste valeur et d'abord comprendre l'évolution historique du pays, et son contexte social, politique et économique. Toutefois, il existe de nombreux critères et normes généralement acceptés dont il faut tenir compte. Nous avons tenté de les cerner le mieux possible.