La propriété des médias a une incidence considérable sur la manière dont ces médias couvrent les élections – comme tout autre sujet politique. Les médias d’État et gouvernementaux sont sous le contrôle direct du gouvernement ou du parti au pouvoir et peuvent donc avoir tendance à favoriser les partis ou candidats au pouvoir. La radiotélévision de service public œuvre indépendamment de tout organe politique, mais elle est le plus souvent soutenue financièrement par l’État. Les médias privés (qu’ils appartiennent à des entreprises ou autres) peuvent être indépendants, mais peuvent aussi servir les intérêts politiques de leurs propriétaires. Dans certains pays, les partis politiques et les candidats eux-mêmes peuvent être propriétaires de médias. Les médias communautaires peuvent avoir tendance à se concentrer uniquement sur des questions spécifiques qui se rapportent à leur « communauté » cible. Mais c’est en réalité plus subtil : l’économie, la confiance et le contexte historique contribuent ensemble à la dynamique de médias dotés de structures de propriété différentes. Pourtant, l’une des clés pour favoriser les processus démocratiques dans un pays donné, notamment des élections libres et équitables, est sans aucun doute de créer un équilibre et une diversité appropriés dans la structure de la propriété des médias.
En premier lieu, il est important de cerner les différents types de médias :
- les médias publics : ce terme fait référence à deux types de médias différents : d’une part la radiotélévision de service public indépendante et axée sur le bien public, et d’autre part les médias appartenant à l’état contrôlés et financés par ce dernier (contribuables) qui peuvent être plus ou moins axés sur le bien public, mais qui sont le plus souvent simplement un porte-parole du gouvernement au pouvoir ;
- les médias privés et sociétés de médias : les médias privés sont ceux qui appartiennent à des propriétaires indépendants, poursuivant des fins lucratives et financés principalement par la publicité et les ventes. Leur taille varie, depuis les conglomérats internationaux jusqu’aux petits médias locaux ;
- les médias communautaires : il s’agit habituellement de petits médias appartenant et axés sur une communauté ; ils sont participatifs et à but non lucratif ;
- les médias appartenant à des partis politiques ou à des politiciens : différents types de médias de masse créés par les parties entrent dans cette catégorie, depuis les tracts de propagande des partis jusqu’aux médias appartenant aux magnats de la politique-business.
Tous ces types de propriété concernent à la fois les médias traditionnels et les nouveaux médias. Il existe des recoupements importants entre ces différents modèles de propriété ; ces sous-catégories sont simplifiées ici pour en faciliter l’analyse.
Propriété des médias dans le contexte des élections
La structure de la propriété des médias d’un pays peut avoir une incidence importante sur un éventail de questions électorales, y compris l’autorisation ou non de la publicité politique, l’accès des citoyens à l’éducation civique et électorale ainsi que les supports de campagne, et le degré d’équilibre et d’équité dans la couverture des élections.
Aux États-Unis, où les médias appartiennent majoritairement à de très grandes entreprises, les partis et candidats accèdent aux médias par la publicité payante. C’est aussi le cas de la Finlande, où la radiodiffusion commerciale s’est développée plus vite que dans la plupart des pays européens et où le système de publicité politique payante est beaucoup plus ouvert que dans la majeure partie de l’Europe. Contrairement à ses voisins, la Finlande ne permet pas la gratuité du temps d’antenne et ne limite pas le temps que les candidats aux élections peuvent acheter[i]. À l’inverse, d’autres pays comme la Grande-Bretagne et le Danemark, avec une solide tradition de propriété publique des médias, interdisent totalement la publicité politique payante, mais disposent en revanche d’un système d’accès direct gratuit à des radiodiffuseurs privés.
L’octroi de licences aux radiodiffuseurs est un des moyens qui permettent aux gouvernements de gérer la structure de propriété des médias et de promouvoir ainsi leur pluralisme. De nombreux pays ont mis en place une certaine forme de réglementation. En Australie par exemple :
Les lois relatives à la propriété croisée des médias présentées en 1987 par le gouvernement fédéral travailliste ont marqué le début du changement pour les médias modernes. Les lois interdisent d’une manière stricte le contrôle de plusieurs licences de télévision commerciale, de presse écrite ou de radio commerciale sur le même marché, visant ainsi à réduire la probabilité d’une concentration médiatique excessive[ii].
Il est toutefois difficile d’appliquer équitablement ces réglementations, qui peuvent être bafouées par la compétition politique. En Australie, « ces changements ont également entraîné une augmentation de la concentration sur certains marchés, et ont été largement considérés comme une récompense accordée aux alliés du Parti travailliste »[iii].Ils ont par la suite été annulés lorsque l’autre grand parti est arrivé au pouvoir, entraînant alors une plus importante concentration de la propriété.
En outre, en raison de leur influence et leur portée, les licences de radiodiffusion de télévision et de radio privées comportent généralement des clauses stipulant diverses exigences liées aux élections. Aux États-Unis par exemple, la règle de l’égalité du temps énoncée dans la loi sur les communications de 1934 oblige les radiodiffuseurs à proposer un temps équivalent à tous les candidats politiques de l’opposition qui en font la demande, et interdit aux radiodiffuseurs de censurer les publicités de campagne. D’autres réglementations obligent les radiodiffuseurs privés à diffuser de la publicité politique payante (voir l’article relatif aux dispositions concernant les médias publics comme privés).
La propriété des médias a une incidence directe sur le rôle de surveillant exercé par les médias durant les élections. Les médias d’État et gouvernementaux peuvent parfois ne pas être impartiaux et appuyer sensiblement les partis ou candidats au pouvoir. C’est particulièrement vrai dans les démocraties nouvelles ou en transition, par exemple au Cambodge en 2007[iv]. Lors des élections de 2012 en Russie, la plupart médias de radiodiffusion appartenaient au gouvernement ou à de puissants entrepreneurs pro-Poutine, se traduisant par une couverture des élections scandaleusement partiale[v]. L’essentiel du débat concernant la « réglementation » des médias lors d’élections consiste en effet à lutter contre ce problème (en s’assurant que les médias financés par des deniers publics sont véritablement indépendants du gouvernement au pouvoir), plutôt que d’essayer de restreindre les activités des médias qui jouissent déjà d’une totale liberté éditoriale.
La propriété des médias affecte également le droit à l’information des électeurs. Dans certains pays, les électeurs disposent d’un accès limité à l’information électorale, en raison du manque de diversité de la propriété des médias, ou de l’absence de politiques et d’investissements permettant de garantir que les médias touchent la majorité de la population. L’insuffisance des informations, tout comme l’impact de la concentration des médias, peut être causée par un manque d’infrastructures et par la désillusion du public ou son manque de confiance quant aux médias disponibles.
Propriété des médias dans le contexte mondial
La part des médias publics (gouvernementaux) par rapport à celle des médias privés est souvent considérée à tort comme le reflet direct de la liberté politique et sociale d’un pays : dictatures ou régimes autoritaires avec des médias contrôlés d’un côté, et démocraties encourageant le pluralisme de la propriété de l’autre. La réalité est plus complexe. De nombreux facteurs entrent en ligne de compte et déterminent le degré de liberté des médias dans un pays donné, y compris l’environnement juridique, économique, politique et culturel. La structure de la propriété varie également au sein des pays en fonction de l’évolution (ou de la régression) du développement économique et démocratique.
Cependant, des tendances récentes se dégagent. Selon les auteurs de Negotiating Democracy : Media Transformations in Emerging Democracies[vi],dans les pays développés, « la restructuration des « marchés » des télécommunications s’est très fortement accélérée dans les années 1990 », avec un « nombre sans précédent de fusions et d’acquisitions des multinationales de médias, qui ont activement exploité les opportunités offertes par la privatisation. » Ainsi, dans certaines des démocraties les plus développées, notamment l’Australie et les États-Unis, quelques grandes sociétés possèdent la majeure partie des médias privés[vii]. Dans les pays à revenu intermédiaire, ces développements se reflètent dans « la domination nationale et régionale de certains des « groupes médiatiques de deuxième rang » les plus puissants au monde issus des pays nouvellement industrialisés, telles que Globo au Brésil, Televisa au Mexique, Clarín en Argentine et Cisneros Group au Venezuela – ces sociétés latino-américaines ayant « des liens étroits et des joint-ventures avec les plus importantes sociétés transnationales de médias et les plus grandes banques d’investissement de Wall Street ». »[viii]
Chacune des démocraties émergentes a connu sa propre dynamique en termes de propriété des médias :
D’autres tendances régionales, notamment en Afrique subsaharienne, en Europe de l’Est, dans certaines parties de l’Asie et même au Moyen-Orient, dans une certaine mesure, témoignent de la transition vers la démocratisation qui s’est opérée parallèlement au démantèlement des systèmes de radiodiffusions nationaux et au profond changement du rôle de la presse associés aux régimes autoritaires, à la promotion de médias privés indépendants et pluralistes et/ou à la prolifération des nouveaux canaux médiatiques…[Pourtant, malgré une incitation à la privatisation à tout prix] les médias de masse ont été un moyen remarquable de mondialiser l’échange démocratique d’idées et de problématiques capables de contester l’autorité et de favoriser une atmosphère d’optimisme. Et même si le discours civique s’implante de façon différente, lorsqu’il a lieu, il est souvent associé aux médias citoyens[ix].
Jusqu’à ces dernières décennies, la plupart des démocraties d’Europe occidentale disposaient de monopoles d’État sur la radiodiffusion. La Grande-Bretagne n’a légalisé la radiodiffusion commerciale privée que très récemment, dans les années 1950. La création de la BBC dans les années 1920 a peut-être constitué une étape importante vers cette privatisation, incontestablement la première forme au monde de « services publics de radiodiffusion » : subventionnée par l’État, mais indépendante du gouvernement et agissant sur demande du public. La France, l’Allemagne et le Danemark n’ont autorisé la privatisation des médias que dans les années 1980. La Grande-Bretagne et la France sont des exemples majeurs en raison de leur important legs colonial qui a influencé l’organisation de la radiodiffusion et des médias dans de nombreux pays. Il existe dans ces derniers une nette différence entre la radiodiffusion, avec une longue tradition de service public, et la presse écrite, d’ordinaire constituée de sociétés privées. Toutefois, dans certaines anciennes démocraties, en Suède et en Norvège par exemple, la presse écrite est traditionnellement financée par l’État. Selon le gouvernement suédois, les subventions aux journaux de second plan sont « essentielles pour la diversité des médias au niveau local et régional »[x].
En revanche, en Amérique latine, les médias privés sont souvent étroitement associés aux personnalités puissantes, plus particulièrement les dictatures militaires des années 1960 et 1970. De même, sous la dictature de Suharto en Indonésie (jusqu’en 1998), les médias privés étaient étroitement contrôlés, alors même que l’État possédait de plein droit un puissant appareil médiatique. La famille Suharto avait directement acheté d’importantes entreprises de médias. Loin de faciliter le pluralisme, ces médias privés prônaient la suppression des médias. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui soutiennent que les grandes sociétés (comme nous l’avons vu dans la page Médias privés et sociétés de médias) qui dominent les médias américains ne sont pas propices à l’expression de points de vue politiques différents. Que ces controverses soient fondées ou non, il n’existe clairement aucun lien avéré entre l’ampleur de la propriété privée et le pluralisme.
L’économie joue également un rôle important dans la détermination de la structure de propriété des médias. La part de la radiodiffusion publique par rapport à la radiodiffusion privée est souvent une meilleure indication des ressources financières nationales que les niveaux de liberté des médias. Les médias publics (qu’il s’agisse de radiodiffusion étatique, gouvernementale ou d’un service public) ont été particulièrement puissants à leurs débuts dans de nombreuses démocraties naissantes, en raison des conditions économiques qui compliquent le démarrage des radiodiffuseurs privés.
La taille du « gâteau » publicitaire varie en fonction de la conjoncture économique. La plupart des médias privés[xi] – et certains médias publics sont tributaires de la publicité pour pérenniser leur activité. Le secteur public occupe souvent une part importante dans les médias des pays les plus pauvres, pour deux raisons : la petite taille du gâteau publicitaire signifie généralement un nombre moins important de médias privés avec un radiodiffuseur public dominant, et lorsque les médias privés disposent de recettes publicitaires, elles proviennent généralement d’organismes gouvernementaux de donateurs qui travaillent avec le gouvernement. Dans les pays riches, les entreprises se servent maintenant d’Internet pour diffuser des publicités pour leurs produits et services, entraînant par conséquent de nouvelles baisses des recettes publicitaires pour les médias traditionnels.
Cela explique pourquoi, dans de nombreux pays d’Afrique par exemple, ainsi que dans certaines régions d’Asie et d’Amérique latine, la plupart des stations de radio nationales, émettant sur des fréquences moyennes ou longues, appartenaient à l’État jusqu’à une date récente. Même lorsque les réglementations relatives à la radiodiffusion les y autorisaient – ce qui n’était pas souvent le cas –, ni les radiodiffuseurs privés ni les annonceurs n’avaient particulièrement intérêt à émettre dans tout le pays. Les annonceurs privés cherchaient plutôt à atteindre un public urbain disposant d’un certain revenu, à savoir le type de public des stations FM privées (dont la plupart diffusent principalement de la musique). Dans ces pays toutefois, la croissance rapide des nouveaux médias privés est en train de modifier le modèle public/privé. Le nombre de diffuseurs publics demeure néanmoins important et ils restent dans certains cas le seul choix des auditeurs.
L’évolution technologique, notamment la télévision par satellite et par câble ainsi qu’Internet, complique encore davantage la structure de la propriété des médias Des facteurs économiques continuent de jouer un rôle dans cette équation : ceux qui peuvent se permettre de s’abonner à une chaîne payante ou d’utiliser Internet ne sont généralement pas parmi les plus pauvres. Les fournisseurs de services de télévision par câble et par satellite sont soumis aux mêmes contraintes politiques et économiques que ceux qui émettent sur les chaînes hertziennes, dans la mesure où ils ont besoin des recettes liées à la publicité et aux abonnements pour survivre et croître. Généralement, les médias de masse qui utilisent Internet ou d’autres nouveaux médias peuvent publier et diffuser à un coût moindre que par le passé. Ils jouissent par ailleurs d’une plus grande liberté, car les réglementations et les contraintes dans ce domaine sont moindres que celles imposées aux médias traditionnels. Quant aux radiodiffuseurs nationaux, par exemple Al Jazeera, Cable News Network (CNN) et British Broadcasting Corporation (BBC), ils peuvent jouer un rôle important pour briser les monopoles de la radiodiffusion. C’est pourquoi certains pays ont interdit le fait d’être propriétaire d’antennes paraboliques (une interdiction qui a été contournée dans une affaire célèbre en Afrique du Nord par la substitution généralisée de ces antennes par des couscoussiers). Les sites d’information sur Internet permettent également de remettre en cause les monopoles de la radiodiffusion, mais il convient d’être prudent avant d’applaudir le pluralisme d’Internet. En Australie, par exemple, « les 12 sites d’information, sauf un, qui comptent parmi les 100 sites les plus visités sont la propriété de grands médias. »[xii]
Des facteurs culturels et comportementaux ont également une incidence sur la propriété des médias. Selon un rapport publié dans Political Research Quarterly en 2009 par exemple, « dans les démocraties africaines qui sortent d’un régime autoritaire, [le public] fait davantage confiance aux médias gouvernementaux qu’aux diffuseurs privés [malgré] le manque d’indépendance des médias publics et d’une tradition de propagande étatique. » Le rapport suggère que ce manque de confiance est dû à un certain nombre de facteurs, tels que le niveau de culture politique du public, le soutien des dirigeants au pouvoir et des comportements antilibéraux. L’étude a également révélé que dans les pays où la corruption est moins marquée et la presse plus libre, le public avait également tendance à préférer les radiodiffuseurs publics[xiii]. Ce manque de confiance nuit manifestement, dans une certaine mesure, au développement des médias privés.
[i] Christina Holtz-Bacha et Lynda Lee Kaid, Political Advertising InInternational Comparison, (Sagepub, 2006), p. 10
[ii] Rob Harding-Smith, Centre For Policy Development Issue Brief:
Media Ownership And Regulation In Australia, (Sydney : Centre for Policy Development, août 2011) http://cpd.org.au/wp-content/uploads/2011/11/Centre_for_Policy_Development_Issue_Brief.pdf
[iii] Ibid
[iv]« Final Assessment and Report on 2007 Commune Council Elections, Committee on Free and Fair Elections in Cambodia », (Comfrel rapport d’observation des élections, 2007), consulté le 22 août 2012, http://www.comfrel.org/images/others/1188360503COMFREL%20CCE%20Report%20Final%20without%20Pictures.pdf
[v] « Russian Federation, Presidential Election 4 March 2012 », (OSCE/ODIHR Election Observation Mission Final Report, Varsovie, 2012), p. 13 http://www.osce.org/odihr/elections/90461
[vi] « Patrick D Murphy, Media and Democracy in the Age of Globalization », SUNY Press, 2007, http://www.sunypress.edu/pdf/61516.pdf
[vii] Voir les graphiques sur la propriété des médias aux États-Unis et en Australie sur Teach Media, consulté le 25 août 2012, http://www.aph.gov.au/binaries/library/pubs/rp/2007-08/08rp01_5.jpg and http://www.teachmedia.org/wp-content/uploads/2012/02/Media-Ownership-2011.png
[viii] Patrick D Murphy, « Media and Democracy in the Age of Globalization », SUNY Press, (2007), p. 6, http://www.sunypress.edu/pdf/61516.pdf
[ix] Ibid
[x] « Press Support », Government Offices of Sweden site Internet consulté le 22 août 2012, http://www.sweden.gov.se/sb/d/14476
[xi] À l’exception de certains médias privés subventionnés par l’État, par exemple en Scandinavie, comme décrit ci-dessus.
[xii] Rob Harding-Smith, Centre For Policy Development Issue Brief:
Media Ownership And Regulation In Australia, (Sydney : Centre for Policy Development, août 2011), p. 1 http://cpd.org.au/wp-content/uploads/2011/11/Centre_for_Policy_Development_Issue_Brief.pdf
[xiii] Devra C. Moehler et Naunihal Singh, « Whose News do you trust? Explaining trust in private versus public media in Africa », Political Research Quarterly, vol. 64, no 2, (16 décembre 2009) p. 1