Contexte historique
Lorsque la lutte des classes était à son comble entre les deux guerres mondiales (1918-1939) et au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (depuis 1945), le monde de la grande entreprise se sentit obligé dans nombre de pays industrialisés de confronter ce qu'il voyait comme les dangers du communisme inspiré par les soviétiques et les désordres du syndicalisme organisé. À cette époque, les grandes entreprises faisaient d'importants paiements aux partis qui s'opposaient aux socialistes et aux sociaux-démocrates, de même qu'à leurs candidats. Elles avaient aussi tendance à agir de manière collective.
Dans certains pays, des organisations spéciales furent formées pour recueillir auprès des entreprises des sommes d'argent qui pouvaient ensuite être transmises globalement aux partis et aux candidats que l'on cherchait à appuyer. Khayyam Paltiel résume comme suit le phénomène des organisations qu'il qualifie de « parrainage et de transmission » (c.-à-d. des organisations intermédiaires qui recueillent des contributions politiques auprès des entreprises) :
... la concentration croissante du milieu des affaires a aidé à produire des organisations de parrainage et de transmission reliées aux groupements et aux fédérations industrielles de pointe en Europe et au Japon. Organisées pour canaliser et distribuer des fonds des entreprises commerciales à des partis opposés aux sociaux-démocrates, les associations de transmission apparurent bien avant la Première Guerre mondiale dans l'Allemagne impériale. (...) À l'époque de la République de Weimar, des groupes de parrainage furent formés par des industriels pour soutenir des partis spécifiques favorables à leurs besoins. Des pratiques semblables furent adoptées et continuèrent jusque dans la période après 1945 au Japon, en Norvège, en France (le Conseil national du patronat français), au Royaume-Uni et dans de nombreux pays avec de fortes traditions néo-corporatistes de représentation fonctionnelle.30
Un exemple du modèle corporatif de financement de la politique par le monde des affaires en confrontation avec les syndicats est montré dans le comportement des propriétaires de mines de charbon anglais au lendemain de la grève des mineurs et de la grève générale de 1926 :
En 1928, les associations des West Yorkshire Coal-Owners et des South Yorkshire Coal-Owners étaient toutes deux en train de souscrire officiellement et généreusement aux fonds du parti conservateur; de nombreux propriétaires de mines de charbon avaient à n'en pas douter soutenu le Parti conservateur avant cela, mais ils n'avaient pas été suffisamment unanimes dans leur appui pour souscrire collectivement.31
La consolidation du soutien du monde des affaires au Parti conservateur se constata dans la formation en 1948 des British United Industrialists (Industriels britanniques réunis), une organisation qui agissait comme point de collecte pour les paiements corporatifs au parti.
À partir des années 1950, le rôle de ce genre d'organisme collectif de financement a eu tendance à décliner. Maintenant les entreprises contribueront plus volontiers de manière individuelle et sans l'intervention d'organismes intermédiaires. Dans l'ère moderne, les avantages qui pourraient revenir à l'entreprise donatrice elle-même paraissent plus susceptibles de motiver des contributions politiques que les considérations générales de lutte des classes.
Exemples courants de contributions d'entreprises
Les contributions directes des entreprises commerciales aux partis demeurent une source significative de financement dans certains pays, encore qu'elles soient généralement moins importantes que dans le passé.
Au Canada, 40 % des 500 entreprises financières les plus grandes ont fait une contribution annuelle à un parti politique entre 1983 et 1990. Les contributions d'entreprises à l'organisation fédérale du Parti progressiste-conservateur les années d'élection ont augmenté en termes réels (valeurs de 1989) de 9,4 millions de dollars canadiens en 1979 à 13,6 millions en 1984 et à 15,1 millions en 1988. Ceci représentait environ la moitié du revenu total du parti. La proportion des contributions venant d'entreprises au Parti libéral était approximativement la même, mais moins de 10 % des contributions au Nouveau parti démocratique vinrent d'entreprises.32
En Grande-Bretagne, les contributions du milieu des affaires ont pratiquement toutes été faites au bureau central du Parti conservateur. Les associations de circonscription ont été moins dépendantes de tels paiements. La proportion du revenu central du Parti conservateur tirée des corporations déclina d'environ 3/5 dans les années 1970 à 1/4 au début des années 1990. Tandis que les paiements corporatifs devenaient une source d'argent moins solide, le parti se tourna de plus en plus vers des hommes d'affaires individuels pour des contributions personnelles -- résumées dans le fichier relatif à l'approche ploutocratique (voir aussi Financement ploutocratique).
Dans un pays comme le Brésil, les contributions corporatives et les dons de ploutocrates individuels semblent être indistincts, mais pris ensemble ils sont une source vitale de fonds. Selon Roberto Aguiar :
... les campagnes électorales sont financées principalement par des banquiers, des industriels, des négociants et des éleveurs de bétail. Les firmes qui fournissent des services spécialisés à l'État ont été, dans l'ensemble, particulièrement généreuses dans leurs contributions à des partis politiques et à des candidats.33
Nouveaux canaux pour paiements politiques par des corporations
Un trait commun de la politique démocratique au cours des récentes décennies a été de soumettre les contributions corporatives à des règlements de plus en plus stricts, sinon de les interdire tout à fait. Dans certains pays, les paiements corporatifs ont été discrédités par des scandales. Par voie de conséquence, les paiements d'entreprises semblent apparemment avoir décliné en importance. Il y a, cependant, des indications nettes que ce qui s'est produit dans nombre de pays a été l'établissement de nouvelles filières pour les paiements d'entreprises à des fins politiques. Une réponse commune à la réglementation a été la recherche d'échappatoires.
En Allemagne de l'Ouest, les contributions corporatives qui étaient une source vitale pour l'Union chrétienne démocrate dans les années 1950 ont paru décliner en importance comme suite à des verdicts judiciaires concernant leur statut fiscal et comme résultat du financement public généreux des organisations de parti et des fondations de parti. Cependant, le scandale Flick, qui surgit au grand jour au début des années 1980, révéla l'existence d'une masse de contributions corporatives illégales.
D'après Erhard Blankenburg, la nature répandue des abus relatifs aux paiements corporatifs politiques fut illustrée par le fait qu'entre 1982 et 1988, une action préliminaire avait été intentée dans plus de 1800 cas, dans lesquels tous les principaux partis politiques étaient impliqués à l'exception du Parti vert et d'une bonne partie de l'élite corporative d'Allemagne. Peu de cas furent portés devant les tribunaux dès lors que la plupart d'entre eux furent soit rejetés soit réglés par négociation de plaidoyers et des amendes.34
En France, le développement de canaux clandestins de paiements d'entreprises aux partis et aux candidats à la suite de la législation de 1995 qui les interdisait est un thème d'Yves-Marie Doublet. 35
Il y a des processus d'évasion semblables en Inde, au Japon, en Corée du Sud, en Espagne et en Suède.36 D'après une appréciation citée par le professeur Randhir B. Jain, l'interdiction des contributions de compagnies introduite par le gouvernement d'Indira Gandhi détraqua le système et ravagea l'éthique et la moralité du milieu des affaires. Comme l'opposition de l'aile droite ne pouvait plus recevoir de contributions corporatives de manière légale, d'autres méthodes de recueillir de l'argent furent découvertes. Les licences et les permis furent colportés sans vergogne. Des fondations et des organisations douteuses furent créées avec l'intention de récolter et de solliciter des fonds. Des maisons industrielles de premier plan, connues pour leur moralité impeccable en affaires, finirent par vaciller dans la course pour survivre. Bien que l'interdiction de contributions de compagnies fût éliminée par le Premier ministre Rajiv Gandhi, le dommage fait à la vie politique -- avec les allégations et les contre-allégations répétées de corruption et de pots-de-vin (comme dans l'affaire Bofors) -- a été irréparable.37
Opposant les règlements à la réalité au Japon, Rei Shiratori explique une des méthodes d'éluder le contrôle sur les contributions corporatives politiques : « De nombreux politiciens tentent d'éluder les règlements prescrits par la loi sur le contrôle des fonds politiques. Ils organisent fréquemment des soirées de levée de fonds et demandent aux compagnies et aux fédérations industrielles d'acheter un grand nombre de billets car cet argent n'est pas considéré une contribution politique. Les politiciens établissent autant d'organisations de soutien politique que possible car celles-ci fonctionnent comme des canaux par où les fonds politiques peuvent être introduits. »38
Selon Pilar del Castillo, « les règles de financement des partis en Espagne prescrivent un rôle dominant pour le financement public ... En imposant un système fortement étatisé et en condamnant le financement privé, le financement privé continue, mais opère hors du contrôle des mécanismes établis de la loi. Ce système favorise les irrégularités et la corruption qui aurait moins de chances de se développer dans un cadre de liberté et de divulgation complètes. »39 Elle décrit le rôle des intermédiaires qui s'interposent entre les partis et entreprises et négocient des échanges d'argent clandestin contre de l'influence politique.
En Suède, le processus a été différent. Lorsqu'ont pris fin les contributions directes du milieu d'affaires au Parti conservateur en 1977, celles-ci n'ont pas été remplacées - comme dans les autres pays cités - par des combines ou des pratiques illégales. Cependant, l'argent des compagnies continue de jouer un rôle dans la vie politique. Les compagnies ne versent pas de contributions aux partis mais, au lieu de cela, elles mènent des campagnes de publicité qui ont des implications politiques et partisanes claires, encore que indirectes.
La forme la plus significative sous laquelle les partis bourgeois reçoivent un soutien indirect est grâce à de vastes campagnes professionnelles de relations publiques au sujet de questions telles que la fiscalité ou l'énergie nucléaire, et à des fonds collectifs de soutien de famille. Ces campagnes sont payées et organisées par des compagnies et des fondations spéciales. Cette stratégie fut établie dans les années 1970; elle se concentre sur le façonnage de l'opinion publique et la définition de l'agenda national. 40
En résumé, les réactions du monde des affaires aux contrôles sur leurs contributions aux partis politiques ont varié. Une réaction fut de les ignorer et de faire des versements illégaux sous forme d'enveloppes brunes remplies de billets de banque. D'autres furent de trouver des échappatoires légales (telles que l'achat de billets en masse pour des dîners de récolte de fonds), de déguiser les contributions en transactions commerciales factices et d'influencer les perceptions politiques grâce à des campagnes de relations publiques au lieu de verser des contributions aux partis.