Motifs et fonctions de la constitutionnalisation
On a souvent entendu dire que dans une démocratie, la réglementation électorale est aussi importante et fonctionnelle et doit être aussi permanente que la loi de succession d'une monarchie absolue.
En fait, en tant qu'acte légiférant l'accès ordonné au pouvoir selon les règles dynastiques, on jugeait que les lois de succession ne pouvaient être modifiées par aucun monarque qui avait accédé au pouvoir en vertu de ces mêmes lois. Ainsi, Bodino maintenait que, tout comme pour la loi naturelle, c'était là la seule limite aux pouvoirs des monarques. C'est pourquoi ces lois ont été constitutionnalisées très tôt et ont acquis un très haut point de stabilité. Par exemple, l'article 57.1 de la Constitution espagnole de 1978, qui énonce les règles de succession à la Couronne, provient littéralement de l'Ordonnance d'Alcala (Ordenamiento de Alcala) de 1217.
Parallèlement et précisément parce que sa fonction est la même, soit celle d'assurer l'accès ordonné au pouvoir, il existe deux tendances universelles pour établir une législation électorale :
- les éléments les plus importants du système électoral sont enchâssés dans la Constitution, ce qui les met hors d'atteinte du législateur;
- la Constitution délègue pro futuro au Parlement les pouvoirs de légiférer, souvent par majorité qualifiée, sur les autres éléments du système électoral, visant ainsi la participation conjointe des forces politiques majeures au processus législatif.
Mais malgré toutes ces considérations législatives, on peut affirmer sans aucun doute (Noehlen) que les systèmes électoraux jouissent d'une grande stabilité comme en font preuve la plupart des systèmes européens, sauf celui de la France et celui, récemment, de l'Italie. La base des systèmes n'a subi aucune réforme depuis la naissance du suffrage universel et même dans certains cas, ils ont été réinstitués à la suite des périodes totalitaires d'entre-guerres.
Étude empirique de la portée de la constitutionnalisation
Les dispositions électorales qui ont été enchâssées dans les différentes Constitutions ne sont toutefois pas tout à fait uniformes. Nous allons tenter d'une part de les présenter en dix catégories génériques et d'autre part de préciser comment elles s'appliquent à quatre différents groupes de pays.
Dispositions :
- la définition et les caractéristiques du droit au suffrage;
- les autres dispositions du droit au suffrage actif et au suffrage passif (âge, privation, etc.);
- le nombre total d'élus;
- les circonscriptions électorales;
- la formule électorale (proportionnelle, majoritaire);
- la manière de voter;
- la forme d'inscription électorale;
- les organismes électoraux de contrôle (autres que les tribunaux ordinaires);
- le financement des campagnes électorales;
- un renvoi aux lois électorales, y compris leur nature de code électoral général et leur rigidité face aux réformes.
Les pays dont la Constitution fait l'objet de l'étude :
- les pays membres de l'Union européenne (Chambres basses);
- les principaux pays de l'Amérique latine (élections législatives et présidentielles);
- les pays de l'Europe de l'Est;
- d'autres pays dont l'infrastructure est basée sur le droit commun.
Les tableaux qui suivent énumèrent les dispositions de la Constitution ou des lois constitutionnelles de ces pays concernant, de gauche à droite, chacun des dix points nommés ci-dessus.
Tableau A. Dispositions électorales pour les Chambres basses énoncées dans la Constitution des pays membres de l'Union européenne
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NOTES :
(1) La Grande-Bretagne n'apparaît pas dans ce tableau vu l'absence d'une Constitution écrite et le fait que ses lois constitutionnelles telles que l'Acte du Parlement de 1911 et l'Acte du Parlement de 1949 n'abordent pas le sujet des élections.
(2) La Finlande dispose non pas d'un seul texte constitutionnel mais de diverses lois fondamentales ou de lois constitutionnelles dont la principale est la Loi énonçant la forme du gouvernement, adoptée le 17 juillet 1919. C'est elle que nous avons utilisée aux fins de cette étude. Il a toutefois été signalé que certaines dispositions constitutionnelles et des règlements parlementaires connexes sont énoncés dans la Loi organique du Parlement, dont la dernière réforme significative date de 1993.
(3) Le système traditionnel français de scrutin majoritaire à deux tours pour le Président de la République est prévu à l'article 7 de la Constitution actuelle du 3 juin 1958.
(4) Tout comme la Finlande, la Suède est régie selon diverses lois constitutionnelles du Royaume. La principale est la Loi énonçant la forme du gouvernement, aussi appelée l'Acte du gouvernement, dont la dernière réforme significative date de 1994. C'est elle que nous avons utilisée aux fins de cette étude.
Tableau B. Dispositions électorales énoncées dans la Constitution des principaux pays de l'Amérique latine
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a) = dispositions applicables à la Chambre basse
b) = dispositions applicables à l'élection du Président de la République
Tableau C. Dispositions électorales énoncées dans la Constitution des principaux pays de l'Europe de l'Est
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NOTES :
1) Il a été impossible de disposer de textes traduits de la Constitution de l'Ukraine et de la Pologne (mai 1997).
2) On peut signaler les traits communs suivants :
a) la Constitution contient très peu de dispositions électorales;
b) si on s'en remet aux lois électorales, celles-ci déterminent les aspects principaux du processus électoral et même, dans un nombre important de cas, contiennent les dispositions de principe de l'élection de la Chambre basse;
c) la Constitution ne fait aucune mention d'organismes constitutionnels responsables du contrôle ou de l'administration des élections, pas plus que du financement des partis politiques.
Tableau D. Dispositions électorales énoncées dans la Constitution pour l'élection de la Chambre basse pour certains pays dont l'infrastructure est basée sur le droit commun
PROCESSUS ÉLECTORAL ÉNONCÉ DANS LA CONSTITUTION
NOTES :
1) Les pays dont la Constitution fait l'objet du tableau suivant ont tous un trait commun, soit celui d'avoir été des colonies britanniques, à l'exception évidente du Japon.
2) La date mentionnée est celle du dernier amendement constitutionnel pertinent.
3) Certains de ces pays, dont la Nouvelle-Zélande et Israël, ne possèdent pas une Constitution selon le sens strict du mot, mais disposent d'un nombre de lois de statut constitutionnel. Les renvois sont à ces lois qui déterminent le processus électoral pour la Chambre basse.
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Conclusions
D'après les données qui précèdent, on peut tirer les conclusions qui suivent.
1) Tous les pays dont fait état l'étude ont donné un statut constitutionnel à la définition et aux caractéristiques du droit de suffrage actif et passif de tous les citoyens. Il faut toujours se rappeler qu'historiquement le but de toute législation électorale est la lutte pour le suffrage universel, libre, égal, direct et secret. Dans toutes les lois fondamentales dont a fait état l'étude, il a paru essentiel d'enchâsser cette définition soit parce que, dans les démocraties les plus établies, cette définition reflète et raffermit le processus démocratique qui règne et, dans les démocraties les plus récentes, on a voulu énoncer une affirmation solennelle de la démocratie, ce qui n'est possible sous aucune autre forme d'énonciation du suffrage.
2) Dans la plupart des pays, la Constitution énonce également d'autres dispositions de suffrage actif et passif, mais leur contenu varie considérablement. Certains textes contiennent des restrictions objectives au suffrage reliées à l'âge, au maintien de certaines charges publiques ou autres. Ailleurs, surtout en Amérique latine, les textes contiennent des dispositions touchant diverses questions qui sont un rappel d'événements historiques récents, comme des restrictions pour les anciens présidents, soit de facto ou de régimes antérieurs, pour les prêtres ou pour les militaires.
3) Presque toutes les Constitutions examinées affirment qu'une loi est le véhicule idéal pour statuer sur les autres sujets électoraux. De nombreux pays, particulièrement ceux de l'Amérique latine mais aussi certains des autres catégories, préconisent l'adoption d'une pièce de législation unique servant de code électoral et contenant toutes les dispositions pour tous les scrutins par suffrage universel direct.
4) La situation varie considérablement toutefois quand il s'agit des éléments du système électoral dans son sens strict. Bien que la majorité des textes constitutionnels statuent sur certains aspects tels que la formule électorale et le nombre total de sièges parlementaires (38 et 36 des pays à l'étude), seulement 24 d'entre eux statuent sur le nombre de circonscriptions électorales, un point majeur du processus qui affecte de manière décisive la mise en pratique de la formule électorale. Encore plus frappant est le fait que seulement trois Constitutions (celles de l'Irlande, du Luxembourg et de la Suède) font mention du processus de vote qui est un élément déterminant pour établir le rapport entre les partis politiques et les citoyens dans la liberté de suffrage. Cet élément a peut-être été perçu comme étant trop complexe, surtout si les textes législatifs ont été conçus à la suite de régimes totalitaires, alors que la priorité majeure consiste à stabiliser la démocratie par le biais des partis politiques.
Pour ce qui est des divers processus électoraux, on peut établir les distinctions suivantes.
- À part les pays de l'Amérique latine, très peu font mention de l'inscription électorale bien qu'il s'agisse d'un processus très contrôlé dans plusieurs d'entre eux.
- À peu près la même situation s'applique au financement électoral. Le Portugal et l'Afrique du Sud n'en font qu'une mention comme principe général, alors que pour plusieurs pays de l'Amérique latine, cette question fait l'objet de dispositions législatives détaillées.
- On peut noter une tendance récente de prévoir dans la Constitution des mécanismes de contrôle du processus électoral ou des organismes électoraux ou même les deux. Ce phénomène prévaut encore en Amérique latine à cause du faible degré de professionnalisme, d'efficacité et de légitimité des organes administratifs communs.
Dispositions électorales types d'une Constitution
Ce qui précède fait surgir une dernière question : existe-t-il un contenu constitutionnel idéal en matière électorale? C'est là une question profondément complexe qui devrait faire l'objet d'une étude portant une attention particulière aux facteurs historiques, politiques et sociaux de chaque pays. Cependant et d'une perspective purement juridique, on peut affirmer qu'il existe certains risques à enchâsser de trop nombreuses dispositions du processus électoral dans la Constitution. Ce risque est encore plus sérieux pour les pays qui adoptent une Constitution suivant des élections transitoires qui suivent un régime totalitaire.
Nous avons entamé ce sujet en établissant un parallèle entre les lois de succession et les lois électorales, en citant la réglementation de la Couronne espagnole comme exemple. La Loi de succession espagnole de 1217 comporte des dispositions discriminatoires sur la base des sexes qu'il serait impossible d'appliquer à tout autre aspect du système juridique. On s'y est efforcé de garder intactes ces dispositions avec le résultat qu'elles n'ont pas été adaptées à la réalité sociale. Il ne fait aucun doute que la même situation pourrait surgir si l'on tentait de rédiger une Constitution contenant des dispositions trop détaillées et reflétant les circonstances particulières de l'heure.