Si on accepte la théorie que plus la méfiance politique règne à l'endroit des institutions ordinaires ou plus petites et plus la légitimité de leur pouvoir décisionnel est restreinte, plus puissant et indépendant l'organisme électoral d'un pays sera, alors nous pouvons classifier les différentes administrations électorales selon une échelle de méfiance tel qu'expliqué ci-après.
Degré ultime de confiance
Les pays qui confient l'administration de leurs processus électoraux à leurs organismes administratifs central et locaux (Allemagne, Royaume-Uni, Suède et Irlande) manifestent un degré maximal de confiance dans les principes démocratiques de leurs institutions. Ces pays vont même jusqu'à leur confier des fonctions arbitrales pour résoudre les conflits qui surgissent parmi les concurrents. Leurs décisions ne peuvent être contestées que devant des tribunaux ordinaires ou le tribunal constitutionnel qui agissent comme une cour électorale, habituellement en suivant des procédures spéciales qui garantissent une résolution dans un délai compatible avec le processus électoral.
Il s'agit d'un groupe de pays qui considèrent que leurs institutions exécutives, judiciaires et parlementaires sont en mesure de mener une élection avec neutralité et conformément aux procédures. L'opinion publique ne questionne pas cette hypothèse. Ainsi, le Bureau fédéral d'inscription de l'Allemagne, un organisme gouvernemental, décide dans la sérénité et sans réel risque de contestation virulente, les candidats qui peuvent et ne peuvent pas se présenter à l'élection.
Confiance surveillée
Certains pays, comme l'Espagne et l'Argentine, considèrent que leurs institutions exécutives et judiciaires sont capables de mener le processus électoral, mais en même temps ils exercent un degré de contrôle sur les gestes du pouvoir exécutif et créent un mécanisme d'arbitrage pour éviter d'avoir à recourir aux tribunaux. Ce mécanisme ne peut toutefois pas toujours résoudre les appels logés contre les candidatures ou les candidats élus aussi rapidement que l'exigent les processus électoraux. Un organisme électoral qui possède des pouvoirs de contrôle sur les processus et non sur l'administration est alors créé. Certains organismes temporaires sont créés à l'annonce d'élections et dissous aussitôt que toutes les contestations ont été résolues. Ces organismes, de par leur constitution, sont des organismes quasi judiciaires. Leurs membres sont en grande partie des juges qui pratiquent, désignés par un tirage au sort et placés sur une liste dont l'ordre est préétabli pour chaque élection, et d'une représentation minoritaire des partis politiques principaux nommés par le parlement.
Ils accomplissent des fonctions d'arbitrage, habituellement de façon exécutive : les appels ne sont pas soumis aux procédures d'un système judiciaire trop lent. Toutefois, leurs décisions peuvent être contestées devant les tribunaux normaux et, si nécessaire, devant le tribunal constitutionnel. Par exemple, le Tribunal constitutionnel de l'Espagne a jugé inconstitutionnel l'interprétation d'un article de la loi électorale à l'effet que les décisions de l'organisation électorale ne pouvaient être mises au défi devant les tribunaux (STC 103/96).
Il s'agit ici d'un modèle qui reconnaît la nécessité de renforcer l'opération normale des institutions qui s'occupent du processus électoral, sans toutefois jeter un doute sur le fait que les opérations électorales doivent être confiées au pouvoir exécutif ou que la résolution des conflits légaux qui surgissent durant une élection doit en fin de compte être confiée au judiciaire. Des organisations électorales qui suivent ce modèle sont des renforcements temporaires des structures de contrôle du pouvoir exécutif et des mécanismes de résolution de conflits extra-judiciaires ou pré-judiciaires.
Troisième degré de méfiance
Un autre degré de méfiance se manifeste envers les organismes électoraux permanents semblables à ceux mentionnés ci-haut à qui sont confiées ces tâches plutôt qu'au pouvoir exécutif. Comme les élections ne sont pas une activité sur une base continue mais que ces organismes sont permanents, il arrive qu'ils accomplissent d'autres fonctions qui ne sont pas nécessairement électorales, comme par exemple être chargés du registre de l'état civil ou du bureau de recensement. Ils servent également de médiateurs, mais leurs décisions ne relèvent pas du contrôle de l'appareil judiciaire ordinaire ou des pouvoirs constitutionnels.
Sous ce modèle, le pouvoir exécutif retient ses pouvoirs judiciaires mais perd ses pouvoirs en matière d'organisation des élections et n'inspire aucune confiance. Une administration distincte et parallèle est créée, mais elle est soumise au pouvoir judiciaire. On retrouve ce modèle en Bulgarie, en Israël, en Jamaïque et en Nouvelle-Zélande.
Degré ultime de méfiance
Le degré de méfiance maximal se manifeste dans le modèle des cours électorales, qui sont des organismes dont la constitution est semblable à celle des deux modèles précédents mais qui, en plus de se substituer à l'administration gouvernementale dans l'organisation du processus, assument toutes les fonctions de médiation entre les acteurs électoraux. Ce modèle forme un quatrième pouvoir de l'État et ses décisions ne peuvent être contestées. Il échappe à toute surveillance de la part des pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif.
Ce modèle est extrême et se justifie seulement si l'on considère que les structures ordinaires ne peuvent fonctionner sans neutralité suffisante alors que se décide qui seront les détenteurs du pouvoir politique : leur intérêt dans les résultats est direct puisqu'elles dépendent du fait que le parti au pouvoir continue à former le gouvernement pour maintenir leurs positions exécutive ou judiciaire. Ce modèle est caractéristique de l'Amérique centrale. Ces organismes sont habituellement mieux outillés que l'administration, plus professionnels et beaucoup plus stables que l'administration de l'État elle-même.
Le modèle que doit adopter chaque système électoral dépend du degré de consolidation que ses institutions démocratiques ont atteint. Dans les pays en voie de démocratisation, il semble que la règle générale soit la création d'un organisme électoral permanent, nommé par le parlement, auquel on confie un rôle judiciaire et qui administre le processus. Ses décisions peuvent être révisées par un tribunal de première instance. Il s'agit du modèle qui a été imposé à tous les niveaux en Europe de l'Est (Pologne, Lituanie, Hongrie, etc.) tout comme en Afrique. Les organismes internationaux et autres organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées en matière électorale ont appuyé ce modèle. Ces pays ont donc opté pour la création d'une administration ad hoc, qui opère indépendamment des autres pouvoirs de l'État (du pouvoir exécutif en particulier) et qui est formée sur une base pluraliste.
En général, ce modèle est efficace pour garantir l'acceptation des résultats par les partis qui étaient au pouvoir. Il a de plus l'avantage de canaliser adéquatement la collaboration et les fonds internationaux dont peut bénéficier un organisme neutre et qui s'administre par lui-même. Certains pays ont ainsi pu profiter d'aide indispensable dans d'autres domaines, comme par exemple pour un recensement ou l'identification personnelle des citoyens. Dans bien des cas, les fonds nationaux n'auraient pas été suffisants.
On peut se demander si ce type d'organisme est idéal lors d'une période de transition politique, et il existe certains doutes. Au fur et à mesure que le processus de transition progresse et qu'une réelle séparation des pouvoirs se forme et garantit les droits des citoyens, c'est-à-dire du moment où l'échelle de confiance du pays augmente, on peut questionner le maintien d'un organisme indépendant pour conduire les élections.
Un autre facteur doit être pris en considération. Les organismes électoraux coûtent généralement cher comparativement aux autres structures de service public du pays. On s'en préoccupe généralement peu parce que l'on considère que leur mission est de promouvoir la démocratie et qu'il faut l'évaluer selon d'autres critères que les coûts. Il va de soi que lorsque des élections de transition sont couronnées de succès, les dépenses ne sont pas un facteur, surtout si la communauté internationale en couvre une partie ou la totalité. Cependant, les coûts deviennent un souci croissant précisément en fonction des succès et du niveau de démocratisation. Lorsque l'aide internationale diminue, les coûts peuvent devenir exorbitants pour le pays touché. Il faut alors se questionner à savoir s'il est justifiable de maintenir une structure électorale distincte ou si on le fait seulement en raison d'une inertie politique dispendieuse.