La Commission électorale indienne (Election Commission of India, ECI) est considérée dans le monde entier comme un modèle d’OGE indépendant, qu’il serait même plus juste de qualifier de « farouchement indépendant ». En 1948-1949, lors du débat sur la position de la Commission électorale au sein de l’Assemblée constituante, les pères fondateurs de la Constitution indienne ont veillé à ce que l’organisme responsable de la conduite des élections dans l’Inde indépendante soit totalement distinct du gouvernement au pouvoir et dispose d’une ample autonomie financière et administrative pour mener à bien ses missions.
L’indépendance et la réputation dont jouit aujourd’hui l’ECI résultent de l’association de dispositions bien pensées et formulées en termes larges dans l’article 324 de la Constitution indienne, du soutien du pouvoir judiciaire, de médias et d’une opinion publique actifs, mais également de la stature et de l’indépendance d’esprit de certains de ses dirigeants.
Cadre législatif régissant les élections et les OGE
Outre les dispositions constitutionnelles fondamentales, le cadre juridique des élections repose sur deux textes de loi fondamentaux relatifs à la représentation du peuple (Representation of the People Acts) datant de 1950 et 1951. Le premier précise les conditions essentielles préalables à la conduite d’élections, telles que l’attribution des sièges dans les chambres législatives au niveau national et des États, le découpage électoral et la préparation des listes électorales. Le second détaille les dispositions à prendre pour la conduite des élections, notamment les qualifications requises pour postuler aux différentes charges publiques, les règles d’enregistrement des partis politiques et la procédure de résolution des contentieux électoraux.
Une fois la machine électorale mise en route, le processus est soumis à la supervision administrative de l’ECI et aucun tribunal ne peut l’arrêter. Ce n’est qu’après la fin de l’élection qu’il est possible de déposer une demande d’invalidation auprès d’une Haute cour. En cas d’allégation d’irrégularités de procédure ou de violations du droit électoral, l’ECI mène elle-même une enquête. Cette procédure permet de respecter le calendrier des processus électoraux en évitant les ralentissements dus à des auditions judiciaires.
Pour compléter les diverses dispositions de ces deux textes de loi, des procédures détaillées sont définies par les Règles relatives à l’inscription des électeurs (Registration of Electors Rules) de 1960 et les Règles relatives à la conduite des élections (Conduct of Election Rules ) de 1961, y compris concernant les instructions et les formulaires à utiliser le jour du scrutin et celui du dépouillement.
Après consultation de tous les partis politiques, l’ECI a publié un modèle de code de conduite. Ce code ne possède aucun fondement juridique et tire sa légitimité du consensus entre les partis. Il s’agit d’une tentative pour établir des règles du jeu équitables et empêcher le parti au pouvoir d’abuser de l’appareil d’État au détriment des partis d’opposition. L’ECI a parfaitement appliqué les dispositions et cadré les partis au pouvoir pendant les périodes électorales. Il lui est arrivé de reporter des élections dans des circonscriptions où des violations grossières des dispositions du code avaient été commises.
Structure institutionnelle
L’Inde est un régime fédéral composé de 29 États et de sept territoires. Au niveau national, le Parlement de l’Union compte une chambre basse et une chambre haute, respectivement appelées Lok Sabha et Rajya Sabha. Chaque État possède en outre au moins une chambre élue, l’assemblée législative, et certains des plus grands États en ont une seconde, le Conseil législatif.
La Constitution indienne confie à l’ECI la responsabilité de la conduite des élections pour tous ces organes législatifs, aux niveaux national et des États. En 1992, le 73e amendement de la Constitution a créé un troisième niveau de gouvernance au niveau des villages, les panchayats, qui correspondent à des collectivités autonomes locales. Les élections pour les panchayats sont confiées à des entités distinctes, les commissions électorales des États.
Au départ, il n’y avait qu’un seul commissaire électoral principal. La taille, la complexité et les responsabilités de la tâche qui lui incombaient ont cependant conduit à la création d’une ECI à trois membres, temporairement en 1989, puis définitivement à partir de 1993. Le président nomme le commissaire électoral principal et les commissaires électoraux pour un mandat de six ans ou jusqu’à l’âge de 65 ans (âge limite pour exercer cette fonction). Ils bénéficient du même statut, du même salaire et des mêmes avantages que les juges de la Cour suprême indienne. Le commissaire électoral principal ne peut perdre sa charge qu’en cas de destitution par le Parlement. Celle-ci ne peut être justifiée que par deux motifs, la mauvaise conduite ou l’incapacité avérée du commissaire, et requiert la même procédure complexe que celle utilisée pour la révocation des juges de la Cour suprême et des tribunaux de première instance.
Les deux autres commissaires électoraux ne peuvent être révoqués de leurs fonctions que sur recommandation du commissaire électoral principal. L’ECI exerce un contrôle total sur toute la machine électorale, bien que les membres de cette dernière ne soient pas ses employés. L’Inde a une tradition de service public neutre.
Les fonctionnaires les plus hauts placés des États sont les directeurs généraux des élections de chaque État. L’ECI les sélectionne dans une liste de fonctionnaires fédéraux attachés auprès des États, établie par les gouvernements de ces derniers. Ces directeurs ne peuvent être démis de leur fonction sans l’approbation de l’ECI au niveau national.
Cependant, la plus grande partie de l’activité électorale se déroule dans les 672 districts du pays, dont les listes comptent en moyenne 1,1 million d’électeurs. En 2014, l’Inde était le premier électorat au monde avec 814 millions d’électeurs, dont 550 millions avaient exercé leur droit de vote (soit une participation électorale de 66,7 %). Parmi ces personnes, plus de 130 millions étaient de nouveaux électeurs. Le bureau du magistrat de district (District Magistrate), charge héritée des Britanniques (également appelé collecteur de district, District Collector, ou commissaire adjoint, Deputy Commissioner, dans certaines régions de l’Inde), joue un rôle crucial pour l’ECI. En tant que responsable électoral de circonscription, il remplit les devoirs électoraux principaux et dirige le personnel électoral de tous les districts et sous-districts. Toutes ces personnes sont considérées, d’un point de vue juridique, comme étant détachées à l’ECI pendant la durée d’une élection. À ce titre, elles sont placées sous sa supervision et son contrôle, et doivent respecter ses règles disciplinaires.
Outre les quelque 11 millions d’agents électoraux répartis dans environ 930 000 bureaux de vote, des employés gouvernementaux expérimentés ayant déjà travaillé comme responsables électoraux de circonscription et directeurs de scrutin jouent le rôle d’observateurs pour l’ECI. Celle-ci a donc ainsi accès à un grand nombre d’observateurs impartiaux et expérimentés sans avoir à les employer de façon permanente ou à les rémunérer. L’amendement de 1989 de la loi sur la représentation du peuple de 1951, qui a mis en place les observateurs, dispose qu’il doit s’agir de fonctionnaires gouvernementaux (fédéraux ou d’un État) et les investit du pouvoir de suspendre le dépouillement s’ils soupçonnent des irrégularités. Cependant, ils doivent d’abord signaler ces soupçons immédiatement à l’ECI, puis suivre ses instructions.
En pratique, l’ECI confère également aux observateurs le pouvoir d’intervenir dans plusieurs domaines, en particulier dans le déploiement des forces de police le jour du scrutin, dans l’installation des bureaux de vote dans les zones habitées par une population pauvre et défavorisée ainsi que dans la décision de tenir un nouveau scrutin en cas de violence, d’allégation de fraude, etc. Au fil du temps, les observateurs sont devenus un formidable outil, représentant les yeux et les oreilles de la Commission et constituant un rouage supplémentaire important pour garantir l’indépendance de la machine électorale indienne.
Pouvoirs et fonctions
L’ECI se charge de fonctions de routine, telles que l’inscription des électeurs, le déploiement et la formation du personnel électoral, l’impression des bulletins de vote, la conduite du scrutin, le dépouillement et la déclaration des résultats. C’est elle également qui attribue gratuitement les temps de parole aux partis, nationaux et des États, dans les médias électroniques gouvernementaux pendant les périodes de campagne.
Elle n’est pas chargée de la délimitation des circonscriptions : la Constitution prévoit une Commission de découpage électoral (Delimitation Commission) distincte, dirigée par un juge de la Cour suprême, en activité ou retraité, et à laquelle est également nommé l’un des commissaires électoraux. Néanmoins, l’ECI, parce qu’elle détient la mémoire institutionnelle et assure le secrétariat, joue tout de même un rôle important dans le processus de délimitation.
L’ECI surveille également les dépenses électorales. Par l’intermédiaire des observateurs financiers qu’elle nomme, elle suit de près les dépenses des candidats pendant les campagnes électorales. L’Inde a ainsi réussi à réduire les dépenses illégales en période d’élections. La Commission a le pouvoir d’ordonner un nouveau scrutin dans les bureaux de vote (ou dans l’ensemble d’une circonscription électorale) où des irrégularités ont été observées. Elle peut aussi reporter n’importe quel vote de plusieurs jours.
À l’origine, la loi électorale ne comprenait pas de dispositions relatives à la réglementation des partis politiques. Ces dernières, introduites en 1989, confient à l’ECI la responsabilité de l’enregistrement des partis. Au départ, cette procédure était d’une très grande souplesse. Il suffisait à toute association ou tout groupe de personnes souhaitant créer un parti politique de remplir un formulaire et de fournir certaines informations. Cette procédure simplifiée a incité de nombreuses personnes à créer des partis, qui n’existaient ensuite que dans les dossiers de l’ECI. Pour contrer cette tendance et faciliter la formation de partis sérieux, les règles ont été durcies, exigeant qu’au moins 100 membres du futur parti prouvent qu’ils sont inscrits sur les listes électorales et déclarent chacun sous serment qu’ils n’appartiennent à aucun autre parti. L’ECI a également assujetti l’enregistrement de tout nouveau parti au versement d’une somme de 10 000 INR (environ 158 USD).
Financement
Le fait que l’ECI n’ait pas rencontré de problèmes de financement majeurs constitue une preuve de son indépendance. Forte d’un effectif d’environ 350 employés au niveau fédéral, elle est financée par le budget de l’État via le Fonds consolidé. Ce financement sert à payer le personnel, les opérations techniques et les diverses dépenses administratives, dont les coûts d’achat des MVE. Cependant, la plus grosse part des dépenses est supportée par les gouvernements des États, notamment en ce qui concerne le personnel employé au siège de l’État et dans les districts, l’impression et l’acheminement des bulletins de vote, la préparation et l’impression des listes électorales, l’achat du matériel nécessaire à la conduite des élections, la formation, les salaires des agents électoraux et des forces de sécurité déployées pendant les élections, et les dépenses des inspecteurs électoraux centraux.
Le coût du temps de parole accordé dans les médias publics est pris en charge par le gouvernement et non par les partis. L’étendue des pouvoirs conférés à l’ECI par la Constitution a été interprétée de façon très libérale et audacieuse de manière à imposer au gouvernement le financement de toutes les dépenses nécessaires. Les comptes de l’ECI sont vérifiés par le contrôleur général, dont le rapport est soumis au Parlement. Cette approche, qui oblige la Commission à rendre compte de son fonctionnement financier, n’a jamais suscité de problème.
Réformes électorales
Bien qu’il n’existe aucune procédure officielle pour proposer des réformes électorales (et les réformes législatives qui en découlent), l’ECI joue dans les faits un rôle en la matière. Elle a déjà soumis plusieurs propositions de réforme électorale directement au ministère de la Loi et de la Justice et au Premier ministre. Ces propositions sont souvent discutées simultanément dans les médias afin de faire pression sur le gouvernement et de susciter un débat public.
L’organisation de réunions de tous les partis politiques pour parvenir à un consensus (par exemple, sur l’élaboration du modèle de code de conduite) constitue une autre méthode efficace que privilégie l’ECI pour faire passer ses réformes. Certaines réformes importantes ont été récemment impulsées par le biais du dispositif de contentieux d’intérêt public (public interest litigation), par lequel une ONG ou un défenseur de l’intérêt public peut porter certaines questions à l’attention de la Cour suprême ou des tribunaux de première instance.
Modernisation des procédures électorales
Après quelques hésitations, l’ECI a plaidé activement et avec succès en faveur de l’utilisation de l’informatique dans les processus électoraux, afin de pouvoir gérer leur ampleur gigantesque en Inde. Chaque électeur inscrit sur les listes reçoit une carte d’identité avec photographie, avec laquelle il peut voter librement et qui permet d’éviter la fraude et le vote multiple. Des copies des listes électorales sur CD-ROM sont mises à la disposition des partis politiques pour qu’ils les examinent et puissent les utiliser le jour du scrutin.
Grâce aux ordinateurs installés dans plus de 989 centres de dépouillement, les résultats sont traités et disponibles instantanément. Une autre innovation technique a été l’utilisation de machines à voter électroniques dans tous les bureaux de vote. Hésitante au départ en raison des craintes des partis politiques d’éventuelles falsifications et de la méfiance des électeurs due à la large prévalence de l’analphabétisme, l’ECI a finalement plaidé activement en faveur de leur usage. L’emploi de ces machines dans tous les bureaux de vote en 2014 a permis d’obtenir les résultats quelques heures à peine après le début du dépouillement.
Renforcement des capacités
En 2011, afin de promouvoir une gestion professionnelle des élections, l’ECI a créé un centre de formation et de documentation appelé Institut international indien pour la démocratie et la gestion électorale (India International Institute of Democracy and Election Management, IIIDEM), qui comprend quatre divisions opérationnelles : formation et renforcement des capacités ; éducation des électeurs et participation électorale ; recherche et documentation ; coopération internationale. L’IIIDEM a élaboré une série de modules et programmes de formation destinés à des participants nationaux et internationaux. Au cours de ses trois premières années d’existence, il a formé des gestionnaires électoraux originaires de plus de 40 pays.