Mohamed Chafik Sarsar
Contexte
La Tunisie n’a jamais connu d’élections démocratiques de toute son histoire contemporaine. Pendant 50 ans, le ministère de l’Intérieur a été officiellement responsable des élections, mais en pratique, celles-ci étaient contrôlées par le parti au pouvoir. En dépit de ses amendements, le Code électoral de 1969 n’a pas mis en place de cadre favorable à des élections démocratiques honnêtes et libres.
En 2011, le décret-loi n° 2011–27 [1] portait création de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) aux fins de superviser l’élection d’une assemblée nationale constituante. Bien que sa mission ait pris fin après l’annonce des résultats définitifs de l’élection, elle a changé l’histoire de l’administration électorale tunisienne.
Le préambule du décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection d’une assemblée nationale constituante soulignait l’importance d’un suffrage universel, libre, direct et secret conforme aux principes de la démocratie, de l’égalité, du pluralisme, de l’honnêteté et de la transparence. Mais compte tenu des circonstances, le cadre juridique des élections de 2011 n’était que temporaire et l’effet des textes juridiques a pris fin avec l’élection de l’assemblée.
Bien que l’ISIE ait survécu aux élections d’octobre 2011, malgré les contraintes de temps et l’absence de traditions électorales en Tunisie, les acteurs politiques ont préféré créer un nouvel organe permanent pour gérer les élections. La plupart des acteurs politiques tunisiens étant désormais d’accord avec le choix d’une administration électorale indépendante, la loi organique n° 2012-23 du 20 décembre 2012 modifiée par la loi organique n° 2013-44 du 1er novembre 2013 a pu créer un OGE permanent, également baptisé Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).
Cadre juridique
Après la suspension partielle de la Constitution tunisienne en mars 2011, la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution [2], créée pour jeter les bases d’une transition démocratique en Tunisie, a instauré le cadre juridique national relatif aux élections. Ce cadre était composé des textes suivants :
- décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011 portant création d’une instance supérieure indépendante pour les élections ;
- décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection d’une assemblée nationale constituante, modifié par le décret-loi n° 2011-72 du 3 août 2011 ;
- décret-loi n° 2011-91 du 28 septembre 2011 relatif aux procédures et aux formules du contrôle exercé par la Cour des comptes du financement de la campagne électorale pour les membres de l’Assemblée nationale constituante (précise la nature et la portée du contrôle de la Cour des comptes, l’organe responsable de la vérification de la régularité du financement de la campagne électorale) ;
- décret d’application n° 2011-1087 du 3 août 2011.
La Tunisie dispose d’une Constitution depuis janvier 2014. La loi constituante n° 2011-6 du 16 décembre 2011 portant sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics prévoyait la création d’une ISIE permanente.
Le choix de l’ISIE est confirmé par la Constitution de 2014, dont l’article 126 de la première section intitulée « L’instance des élections » prévoit les dispositions suivantes : « L’Instance des élections est chargée de la gestion des élections et des référendums et leur organisation ainsi que de leur supervision dans leurs différentes phases. L’Instance garantit la régularité, l’intégrité et la transparence du processus électoral. Elle proclame les résultats. L’Instance est dotée du pouvoir réglementaire dans son domaine de compétence. » Cette clause reflète la volonté de créer un organe permanent doté d’un statut constitutionnel.
Structure de l’ISIE
L’ISIE se compose du conseil de l’instance ayant pouvoir décisionnel et d’un organe exécutif. Le conseil de l’ISIE se compose de neuf membres : un juge judiciaire ; un juge administratif ; un avocat ; un notaire ou un huissier de justice ; un professeur universitaire ; un ingénieur spécialisé en matière des systèmes et de la sécurité informatique ; un spécialiste en communication ; un spécialiste en finances publiques ; un membre représentant les Tunisiens à l’étranger.
Les membres du conseil de l’ISIE sont élus en séance plénière de l’assemblée législative. Le président de l’ISIE est élu en séance plénière parmi ceux qui se portent candidats des neuf membres.
Les membres élus se réunissent en première séance pour choisir un vice-président par consensus, et à défaut, à la majorité absolue des membres. Le mandat de chaque membre du conseil de l’ISIE est fixé à une durée de six ans non renouvelable. Le renouvellement de la composition du conseil de l’instance se fait par tiers tous les deux ans.
L’ISIE peut, à l’occasion des élections ou référendums, créer des sections chargées de l’assister dans l’accomplissement de ses missions. Le conseil de l’ISIE fixe la composition des sections qui ne peut dépasser quatre membres au plus pour chaque section. Les candidats sont choisis par le conseil de l’instance à la majorité absolue des membres conformément aux conditions requises pour la candidature. Le conseil de l’instance peut déléguer certaines de ses attributions aux sections qu’elles exercent sous son autorité et conformément à ses décisions.
L’ISIE est dotée d’un organe exécutif chargé sous l’autorité du conseil, des affaires administratives financières et techniques. Il est dirigé par un directeur exécutif.
Pouvoirs et fonctions
L’ISIE est chargée de toutes les opérations liées à l’organisation, l’administration et la supervision des élections et référendums. Elle est chargée notamment de ce qui suit :
- tenir le registre des électeurs et le mettre à jour de manière permanente ; arrêter les listes électorales pour chaque élection ou référendum, les réviser le cas échéant et les publier notamment sur le site électronique officiel de l’Instance, et ce, dans les délais fixés par la loi électorale ;
- 2. veiller à garantir le droit de scrutin pour tout électeur ; garantir l’égalité de traitement entre tous les électeurs, candidats et intervenants durant les opérations électorales et référendaires ;
- arrêter, publier et mettre en exécution le calendrier des élections et des référendums, et ce, en conformité avec les mandats prévus par la Constitution et la loi électorale ;
- recevoir et statuer sur les dossiers de candidature pour les élections conformément à la législation électorale ;
- mettre en place les mécanismes d’organisation, d’administration et de contrôle garantissant la sincérité et la transparence des élections et référendums ;
- procéder au dépouillement des voix et annoncer les résultats préliminaires et définitifs des élections et référendums ;
- établir les codes de bonne conduite électorale garantissant le respect des principes de sincérité, transparence, neutralité, bonne gestion des deniers publics, et absence de conflit d’intérêts ;
- accréditer les représentants des candidats dans les bureaux de vote, les observateurs, les hôtes, et les journalistes nationaux et étrangers pour le suivi des étapes du processus électoral ;
- former les superviseurs des différentes composantes du processus électoral ;
- fixer les programmes de sensibilisation et d’éducation électorale et collaborer dans ce domaine avec toutes les composantes de la société civile œuvrant en matière d’élections à l’échelle nationale et internationale ;
- contrôler l’observation des règles et des moyens des campagnes électorales fixés par la législation électorale, et imposer en collaboration avec les organismes publics, leur respect conformément à la loi ;
- contrôler le financement des campagnes électorales et prendre les décisions nécessaires s’y rapportant, tout en garantissant l’égalité d’accès de tous les candidats au financement public ;
- formuler des propositions pour le développement du système électoral ; émettre des avis sur tous les projets de texte en rapport avec les élections et référendums ;
- élaborer un rapport spécial sur le déroulement de chaque opération électorale ou référendaire, lequel est soumis au président de la République, au président de l’assemblée législative et au chef du gouvernement et publié au Journal Officiel de la République Tunisienne et sur le site électronique de l’Instance.
Le Conseil de l’ISIE adopte les règlements nécessaires à l’exécution de la législation électorale et des missions confiées à l’Instance.
Responsabilité
L’ISIE envoie son rapport détaillé sur l’avancement des élections, qu’elle publie en même temps que la proclamation des résultats définitifs au Journal officiel de la République de Tunisie et sur son propre site Internet.
Le président de l’ISIE ou l’un des membres du conseil sont démis de leurs fonctions en cas de faute lourde dans l’accomplissement des obligations leur incombant ou en cas de condamnation par un jugement irrévocable pour un délit intentionnel ou un crime, ou dans les cas où ils ne répondent plus à l’une des conditions exigées pour être membre au conseil de l’ISIE. La demande de révocation est présentée par au moins la moitié des membres du conseil de l’Instance. Elle est soumise à l’assemblée législative réunie en séance plénière pour approbation à la majorité absolue de ses membres.
En cas de conflit d’intérêts, le membre concerné doit le déclarer au conseil de l’ISIE et s’abstenir ensuite de participer aux réunions, délibérations ou prise de décisions y afférant jusqu’à ce que le conseil de l’instance statue sur la question. En cas de prise de connaissance ou d’information sérieuse sur l’existence d’un conflit d’intérêts, le conseil de l’instance, après audition du membre concerné, procède à l’instruction de l’affaire. Au cas où une dissimulation délibérée du conflit d’intérêts est établie, le membre concerné est démis de ses fonctions.
Ni le président de l’ISIE ni aucun membre du conseil ne peuvent être poursuivis ou arrêtés pour des faits liés à leurs activités ou relatifs à l’exercice de leurs fonctions au sein de l’Instance qu’après la levée de l’immunité par l’assemblée législative en séance plénière à la majorité absolue de ses membres, et ce, à la demande du membre concerné, ou des deux tiers des membres du conseil de l’instance, ou de l’autorité judiciaire. La demande de levée de l’immunité émanant de l’autorité judiciaire est examinée lorsqu’elle est accompagnée du dossier de l’affaire.
Le président et les membres de l’ISIE ne peuvent pas être poursuivis ou arrêtés pour des actes en rapport avec leurs activités ou l’exercice de leurs obligations au sein de la commission sans l’autorisation d’une majorité des deux tiers de ses membres.
Professionnalisme des responsables électoraux
Le président de l’ISIE et les membres du conseil sont tenus notamment par les obligations suivantes :
- au moins dix ans d’expérience ;
- obligation de neutralité ;
- obligation de réserve ;
- obligation d’assister aux réunions du conseil de l’Instance ;
- exercice à plein temps des fonctions au sein de l’Instance.
En outre, le président de l’ISIE et les membres du conseil n’ont pas le droit de se porter candidat à toute élection durant leur mandat au conseil et après son expiration, et ce pour une durée d’au moins cinq ans. Ils sont tenus de se comporter conformément aux procédures prévues par la loi relative à la déclaration sur l’honneur des biens des membres du gouvernement et de certaines catégories d’agents publics.
Le président de l’ISIE et les membres du conseil sont tenus de déclarer tout conflit d’intérêts durant leur mandat à l’Instance.
Rapports avec les partis politiques, les autres institutions et les médias
L’ISIE a tenté en 2011 d’établir des règles de coopération avec des organisations internationales proposant une assistance électorale. Elle a également créé des espaces de dialogue et de consultation avec les partis politiques, les médias et les associations de la société civile. Ces actions ont débouché sur l’adoption d’un code de conduite et l’amélioration du programme de formation. L’ISIE organise également des campagnes de sensibilisation des électeurs.
Cependant, il serait souhaitable que sa nouvelle mouture mène des efforts ciblés en direction des partis politiques et des candidats afin qu’ils comprennent mieux les procédures de réclamation et d’appel ainsi que les actions en justice possibles en cas de violation de la loi.
Financement
Les ressources de l’ISIE sont constituées de fonds annuels imputés sur le budget de l’État. Les dépenses de l’Instance sont constituées de :
- dépenses de fonctionnement ;
- dépenses d’équipement ;
- dépenses électorales et référendaires.
Le budget de l’Instance est fixé sur proposition du conseil. Il est soumis à l’avis du gouvernement avant d’être transmis à l’assemblée législative pour approbation conformément aux procédures relatives au budget de l’État.
Toutes les administrations publiques sont appelées, dans la limite du possible, à mettre à la disposition de l’ISIE, tous les moyens matériels et humains, toutes les bases de données et bases informatisées y compris les statistiques et les données en rapport avec les opérations électorales, afin d’aider l’Instance à bien mener ses missions. En cas de refus non justifié de la part de l’administration concernée, une ordonnance peut être obtenue à cet effet, du tribunal administratif. À l’occasion des élections et référendums, les services de la présidence du gouvernement œuvrent à faciliter la collaboration de l’ensemble des administrations publiques avec l’ISIE.
Tous les marchés de l’ISIE sont conclus et exécutés conformément aux procédures relatives aux marchés des entreprises publiques sauf dispositions contraires prévues par la loi. Les dépenses de l’ISIE sont dispensées du contrôle à priori des dépenses publiques.
L’ISIE veille à la mise en place d’un système de contrôle interne des procédures administratives, financières et comptables qui garantit la régularité, la sincérité et la transparence des états financiers et leur conformité aux lois en vigueur. Elle crée à cet effet une unité d’audit et de contrôle interne présidée par un expert-comptable. L’unité d’audit exerce ses fonctions selon les normes professionnelles internationales d’audit interne et suivant un plan annuel approuvé par le conseil de l’Instance qui vise l’amélioration de la performance, la gestion des risques et le contrôle de tous les actes de l’Instance. L’unité d’audit et de contrôle interne soumet, directement et de façon périodique, ses rapports au conseil de l’Instance.
Les comptes financiers de L’ISIE sont soumis au contrôle de deux commissaires aux comptes inscrits à l’ordre des experts comptables lesquels sont désignés par le conseil de l’Instance pour une durée de trois ans renouvelable une seule fois, et ce, conformément à la législation en vigueur relative aux établissements et entreprises publics. Les comptes financiers annuels de l’Instance sont approuvés par le conseil à la lumière du rapport des deux commissaires aux comptes lequel est soumis à l’assemblée législative pour approbation et publié au Journal Officiel de la République Tunisienne et sur le site électronique de l’Instance dans un délai ne dépassant pas le 30 juin de l’année suivant celle de l’exercice. En cas de non-approbation du rapport financier par l’assemblée législative, celle-ci procède à la création d’une commission d’enquête composée de trois experts comptables inscrits à l’ordre des experts comptables qu’elle choisit. Les comptes financiers de l’ISIE sont soumis au contrôle a posteriori de la Cour des comptes. La Cour des comptes établit un rapport spécial sur la gestion financière de l’Instance au titre de chaque opération électorale ou référendaire. Ledit rapport est publié au Journal Officiel de la République Tunisienne.
La nouvelle ISIE doit s’efforcer de tenir compte des critiques exprimées par la Cour des comptes lors des élections d’octobre 2011 ainsi que des bonnes pratiques de financement du processus électoral.
Avenir de l’ISIE
Les décisions d’annulation des résultats du comité de sélection des candidatures à l’ISIE prises par le tribunal administratif les 4 et 7 novembre 2013 ont retardé la création de l’Instance.
L’administration des futures élections constitue une responsabilité de poids. Il faut maintenant construire un organe exécutif dirigé par un directeur exécutif, éviter les problèmes liés au manque d’expérience de 2011 et reconquérir la confiance de la classe politique et des électeurs dans des conditions très difficiles.
Notes
[1] Le décret-loi n° 2011-14 du 23 mars 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics a conféré au président de la République par intérim le pouvoir de légiférer par décret-loi dans certains domaines, notamment le système électoral ainsi que le financement et l’organisation des partis politiques.
[2] Le décret-loi n° 2011-6 du 18 février 2011 a créé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique.