Robert A. Pastor
Les États-Unis sont la plus ancienne république constitutionnelle au monde et des élections y sont organisées depuis l’arrivée des Anglais au début du XVIIe siècle, plus de 150 ans avant l’indépendance. Actuellement, plus de 500 000 responsables exécutifs, législatifs et judiciaires sont élus aux niveaux fédéral, des États et local. Non seulement les élections constituent le cœur même du système politique américain mais, depuis plus d’un siècle, la démocratie et des élections libres constituent également un objectif majeur de la politique étrangère nationale.
Non sans ironie cependant, la contribution financière du gouvernement américain à la mise en place d’institutions nationales ou à la formulation de procédures de conduite des élections est quasiment nulle, et les pouvoirs publics s’y intéressent peu. Les États-Unis n’ont pas de commission électorale nationale. Les élections sont gérées par 13 000 entités locales indépendantes, sans harmonisation des procédures. En théorie, les cinquante États sont responsables de la surveillance des élections. Dans la réalité, ils sont très peu nombreux à exercer cette responsabilité ou même à assurer une supervision. En dépit de son engagement marqué dans la formulation des politiques publiques dans de nombreux domaines, le peuple américain accepte cet état de fait et ne réclame pas de réformes électorales. À quelques rares exceptions près, le grand public considère que les élections sont libres et équitables. Cette attitude, associée au désir généralisé d’alléger le poids de l’État, explique peut-être l’absence d’initiatives électorales et de modernisation du système.
On peut voir l’histoire américaine comme une lutte pour étendre le droit de vote à d’autres tranches de la population que la base limitée de propriétaires terriens blancs des débuts. Le processus de gestion des élections a toujours été laissé aux autorités locales. Le premier effort sérieux de réforme du système électoral de l’époque moderne a résulté de l’incapacité perçue de l’État de Floride à mener une élection avec toute l’équité ou la compétence souhaitable en 2000. L’élection présidentielle s’est jouée en Floride à 537 voix près et les multiples failles de cette consultation ont fait la une des médias nationaux.
La confiance dans le système électoral a été ébranlée et le Congrès a finalement voté en 2002 la première loi fédérale sur l’administration électorale (Help America Vote Act, HAVA). Bien que celle-ci se soit avérée insuffisante face à l’ampleur de la tâche, le gouvernement fédéral n’a pour ainsi dire rien fait depuis. De nombreux États ont agi, mais leur nouvelle législation n’est pas exempte de visées partisanes. Dans certains États où ils dominent l’assemblée législative, les Républicains ont adopté des lois pour lutter contre la fraude électorale qui exigent la production d’une pièce d’identité avec photographie et limitent la période et les modalités d’inscription des électeurs. Le Parti démocrate s’y est opposé en arguant que leur véritable but était d’empêcher les électeurs pauvres et issus de minorités de voter. À ce jour, ces lois n’ont pas exercé d’effet visible sur le vote mais cela pourrait changer lors de futures élections, les nouveaux textes devenant de plus en plus stricts.
Contexte historique de l’administration électorale
La Constitution américaine de 1787 ne garantit pas le droit de vote aux citoyens. De fait, elle ne mentionne l’administration électorale que pour indiquer que les États fédérés sont responsables du choix des procédures de sélection des électeurs au collège électoral, qui joue le rôle d’intermédiaire entre les électeurs et le choix final du président et du vice-président. Cette innovation progressiste au XVIIIe siècle constitue un anachronisme au XXIe.
Au fil du temps, chaque État a dévolu la responsabilité de l’administration des élections au niveau local, car la plupart des consultations concernaient des fonctions locales et se déroulaient en même temps que les élections nationales. Les comtés et les municipalités inscrivaient les électeurs, élaboraient les bulletins de vote, achetaient les machines à voter et formaient les agents électoraux. Les États disposant d’un budget pour aider les autorités électorales locales étaient rares et n’exerçaient donc qu’un pouvoir limité sur la conduite des élections.
Bien que les Américains votent pour quatre représentants nationaux (président, vice-président, sénateur et membre du Congrès), la seule élection nationale concerne les membres du collège électoral, des grands électeurs désignés par les candidats qui ont la responsabilité de choisir le président. Toutes les autres élections relèvent techniquement de la responsabilité des États, même si elles sont conduites par 13 000 comtés et municipalités. À ce niveau, les modalités de sélection et de remplacement des autorités électorales diffèrent. La plupart des représentants sont nommés par les maires, eux-mêmes élus localement, certains sont choisis par des responsables politiques et d’autres sont fonctionnaires. Dans leur grande majorité, les représentants appartiennent à un parti. Certains États requièrent une administration bipartite. Les administrations non partisanes sont rares. De ce fait, les procédures administratives et techniques sont aussi nombreuses que diverses.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le principal moyen de vote était un bulletin papier distribué par les partis politiques aux électeurs. Cette procédure se prêtait à l’achat de suffrages et au cours des années 1880, les États ont progressivement adopté le bulletin secret « à l’australienne ». Ce document d’une page comportait le nom de tous les candidats et permettait aux électeurs de voter pour le candidat de leur choix en toute confidentialité.
En dépit de la mise en œuvre de quelques réformes du financement des campagnes pendant l’ère progressiste du début du XXe siècle, notamment l’interdiction des contributions financières de la part d’entreprises, les candidats ont longtemps dépendu, et dépendent encore, de fonds privés pour financer leurs campagnes. Les lois des États réglementent le financement des campagnes pour les élections locales et des États, mais la première réforme majeure au niveau fédéral a été la loi sur le financement des campagnes (Campaign Finance Act) de 1974, promulguée suite au scandale du Watergate.
Lors de l’élection présidentielle de 2000, le candidat perdant, le sénateur Albert Gore, est arrivé en tête du suffrage populaire mais a perdu le vote au collège électoral suite à la victoire du gouverneur George W. Bush dans l’État de Floride, par 537 voix. Albert Gore et le Parti démocrate ont affirmé que les nombreuses failles du système avaient fait pencher la balance en sa défaveur. Ils ont demandé un recomptage mais la Cour suprême a décidé à 5 contre 4 d’y mettre fin. Cette décision a convaincu de nombreux membres du Parti démocrate que l’élection n’avait pas été équitable, avis qui n’était pas partagé par les Républicains.
Suite à cela, une commission bipartite présidée par les anciens présidents Jimmy Carter et Gerald Ford a publié un rapport comportant de nombreuses recommandations d’amélioration du système électoral. Le Congrès les a étudiées et a intégré certaines d’entre elles à la première loi fédérale sur l’administration des élections (HAVA).
Cadre législatif
Les obligations légales applicables à la plupart des élections sont définies par des lois votées par chacun des cinquante États. La loi HAVA est la seule législation nationale relative à l’administration électorale. Elle fixe quelques normes et obligations nationales en matière de vote mais conditionne la plupart d’entre elles à la décision des États d’accepter ou de refuser un financement par la Commission d’assistance électorale (Election Assistance Commission, EAC) créée par le même texte. Deux dispositions de la nouvelle loi (distribution de fonds et obligation pour les États d’élaborer et de publier des plans de mise en conformité aux normes nationales ainsi que de créer des listes électorales informatisées uniques pour l’ensemble de leur territoire) visent à les aider à reprendre en main la conduite des élections et à exercer cette autorité d’une manière propice à une relative harmonisation à l’échelon national. Les États devaient être en totale conformité avec la loi au 1er janvier 2006 mais les retardataires ont été nombreux. En 2009 cependant, ils avaient tous fusionné leurs listes électorales. Quarante-et-un d’entre eux utilisent un système contrôlé au niveau de l’État. Huit, notamment la Californie, New York et l’Illinois, ont accordé le contrôle de la liste aux échelons locaux. Un seul, le Texas, a combiné les deux techniques. Une étude exhaustive des listes électorales effectuée par le Pew Center a estimé qu’environ 24 millions de noms (1 sur 8) y figurant étaient non valables ou inexacts et qu’il restait donc une grande marge d’amélioration.
Lors des élections de 2008, 71 % des 206 millions de détenteurs du droit de vote étaient inscrits sur une liste électorale. Environ 131 millions de personnes ont voté (soit près de 90 % des inscrits et 63 % des détenteurs du droit de vote).
La loi HAVA ne prévoyait pas l’harmonisation des normes et les pouvoirs de l’EAC étaient très limités. Une Commission sur la réforme électorale fédérale (Commission on Federal Election Reform), présidée par l’ancien président Jimmy Carter et l’ancien secrétaire d’État James A. Baker et organisée par le Center for Democracy and Election Management (Centre pour la démocratie et la gestion électorale) de l’American University, a émis en 2005 87 recommandations visant à résoudre les problèmes persistants du système.
Structure institutionnelle
Créée par le Titre II de la loi HAVA (loi n° 107-252), l’EAC est composée de quatre membres : deux nommés par les élus Républicains au Congrès et deux par les Démocrates. La Commission électorale fédérale (Federal Election Commission, FEC) présente une composition identique mais n’est chargée que de la supervision des lois sur le financement des campagnes.
L’EAC n’est pas un OGE. Sa principale responsabilité consistait à transférer les fonds fédéraux aux gouvernements des États afin qu’ils les investissent dans de nouveaux équipements de vote et dans la fusion de leurs listes électorales. La quasi-totalité de ce financement a été épuisée en quelques années.
Les structures institutionnelles responsables de l’administration électorale demeurent au niveau des États et des localités. Dans la plupart des États, le secrétaire d’État est techniquement responsable de la conduite des élections, mais celles-ci sont dans les faits organisées par les comités électoraux des comtés et des municipalités, qui constituent les véritables OGE. Les secrétaires d’État sont élus et tendent à considérer ce poste comme un tremplin vers des fonctions politiques plus élevées. En général, les représentants locaux et des États sont nommés par des représentants des partis, mais certains d’entre eux sont fonctionnaires ou désignés par des élus locaux.
Pouvoirs et fonctions de l’EAC, des secrétaires d’État et des représentants locaux
L’EAC supervise les essais, la certification, la décertification et la recertification des matériels et des logiciels de vote, dispense une assistance électorale et incite les États à adopter des orientations sur la base du volontariat. Chacune de ses actions requiert l’approbation de trois membres mais ses pouvoirs de réglementation sont extrêmement limités. Par exemple, elle ne peut pas « émettre de règle, promulguer de règlement ni prendre toute autre mesure » imposant une obligation à un État ou une localité quelconque.
Les 13 000 comtés et municipalités continuent à gérer pratiquement toutes les étapes du processus électoral. Des députés Républicains ont remis en cause l’utilité de l’EAC et refusé les crédits. Le Congrès n’a ni suggéré ni approuvé ses membres.
Financement et responsabilité de l’administration électorale
Jusqu’à la loi HAVA, le gouvernement fédéral ne consacrait pas de fonds aux élections et les États en dépensaient très peu. Pour l’essentiel, le financement était mobilisé et dépensé à l’échelon local. Avec le vote de la loi HAVA, le gouvernement fédéral a transféré aux États près de 3 milliards de dollars US entre 2003 et 2005 pour acheter de nouvelles machines et mettre en œuvre des plans de fusion de leurs listes électorales et de création d’une liste informatisée unique pour l’ensemble de leur territoire. Une fois les fonds épuisés quelques années plus tard, le budget de l’EAC a chuté à moins de 20 millions de dollars US par an.
L’EAC (comme la FEC) rend des comptes au Congrès, au pouvoir exécutif et au pouvoir judiciaire. Les autorités locales rendent des comptes d’abord à leurs communautés et en second lieu aux représentants de l’État et aux tribunaux.
Technologie
Lors des élections présidentielles de 2000, plus de la moitié des électeurs ont utilisé des machines à voter à cartes perforées ou à levier. L’évaluation de l’élection a clairement révélé les problèmes soulevés par ces dispositifs. Dans un grand nombre de cas, la perforation n’a pas fonctionné et les suffrages concernés n’ont pas été comptés. Un grand nombre des machines à levier, datant du siècle précédent, sont tombées en panne. Il a donc fallu investir des sommes considérables dans de nouvelles machines électroniques. En 2008, 89 % des électeurs ont utilisé ce type de machine (enregistrement électronique direct et lecture optique) contre moins de 7 % pour les machines à cartes perforées et à levier.
Le passage aux machines informatiques a cependant engendré de nouveaux problèmes. Il a fallu former les agents électoraux à la démonstration de leur fonctionnement et à leur réparation en cas de panne. Plus important encore, certaines d’entre elles ont perdu des suffrages. Par conséquent, plusieurs membres du Congrès et les assemblées législatives de plusieurs États ont insisté pour y adjoindre des reçus de vote imprimés vérifiés par l’électeur (VVPAT). Les machines reportent le choix de l’électeur sur un bulletin papier aux fins de dépouillement en cas de perte de suffrages. Les bureaux de vote doivent aussi vérifier leur décompte et leurs machines après chaque élection. Ces initiatives ont progressé lentement mais en 2009, 35 États en avaient adopté des variantes.
Professionnalisme des responsables électoraux
Depuis quasiment le début de l’histoire des États-Unis, les postes d’agents électoraux sont considérés comme des fonctions attribuées par favoritisme par le parti au pouvoir. Cela demeure vrai dans une large mesure. Au niveau local, il est très difficile de recruter des employés temporaires. De ce fait, la plupart sont âgés (72 ans en moyenne) et risquent d’avoir du mal à supporter une journée de travail longue et stressante. Lors de l’élection présidentielle de 2008, environ 131 millions de personnes se sont rendues aux urnes dans 200 000 circonscriptions. Sur les 2 millions d’agents électoraux qui auraient été nécessaires, seuls 1,5 million ont été recrutés et leur formation a été très succincte. Ils étaient supervisés par 20 000 administrateurs électoraux. Inévitablement, la qualité du professionnalisme électoral a été, et demeure, très variable.
Forces et faiblesses de l’administration électorale aux États-Unis
Les forces, comme les faiblesses, du système d’administration électorale américain découlent de sa décentralisation. Celle-ci favorise l’autonomie et la diversité, mais nuit à l’harmonisation. La plupart des Américains sont satisfaits de la décentralisation du processus électoral et de nombreux membres du Congrès répugnent à retirer aux États leur autorité sur les élections. Il est donc difficile pour le Congrès d’envisager, et encore plus d’approuver, des réformes même modestes telles que l’obligation de produire un bulletin papier en cas de panne des machines à voter. En l’absence de crise électorale, une réforme globale du système telle que la création d’une commission électorale nationale indépendante et neutre chargée de la conduite des élections, demeure improbable.
Au début du XXIe siècle, la polarisation de la politique américaine s’est infiltrée dans les règles d’équité électorale. Les assemblées législatives de plusieurs États à majorité républicaine ont voté des lois imposant l’identification des électeurs et restreignant davantage les conditions de l’inscription électorale. Les Républicains ont affirmé vouloir avant tout lutter contre la fraude électorale et garantir l’intégrité du scrutin, mais les Démocrates les ont accusés d’essayer de priver de leur droit de vote les électeurs pauvres et issus de minorités, qui constituent traditionnellement une fraction importante des sympathisants de leur parti. Plusieurs de ces lois ont été contestées devant les tribunaux. La Cour suprême a confirmé la légitimité de l’identification des électeurs, mais des voix inquiètes se sont élevées quant aux modalités d’application de ces lois.
En outre, la majorité des Américains tend à se focaliser sur les résultats des élections plutôt que sur le processus électoral. Des résultats électoraux serrés incitent souvent les gens à s’intéresser de plus près au processus, et la crise électorale de 2000 a poussé le Congrès à approuver certaines réformes, mais celles-ci n’ont pas suffi à moderniser le système électoral national. Le système électoral américain restera encore pour un certain temps géré au niveau des États.